Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commencement, quelques cartes sans doute, et elle invite la littérature et la philosophie à se réunir pour exiger de l’auteur qu’il le reprenne et l’achève. Mais elle ne nomme point cet auteur, ne donne point son adresse, de sorte que la littérature et la philosophie eussent été bien embarrassées de lui faire parvenir une lettre. »

Voilà de l’aigreur qui perce un peu vivement et sans but, nous en sommes fâché pour Mme  de Charrière. Le fait est que l’ouvrage dont parlait Mme  de Staël ne devait déjà plus être le même que celui qui s’esquissait sur un jeu de cartes à Colombier. Benjamin Constant était le premier à plaisanter de ces transformations de son éternel ouvrage, de cet ouvrage toujours continué et refait tous les cinq ou dix ans, selon les nouvelles idées survenantes : « L’utilité des faits est vraiment merveilleuse, disait-il de ce ton qu’on lui a connu ; voyez, j’ai rassemblé d’abord mes dix mille faits : eh bien ! dans toutes les vicissitudes de mon ouvrage, ces mêmes faits m’ont suffi à tout ; je n’ai eu qu’à m’en servir comme on se sert de soldats, en changeant de temps en temps l’ordre de bataille[1]. »

Une circonstance caractéristique de cette première ébauche, c’est qu’elle ait été écrite au revers de cartes à jouer : fatal et bizarre présage ! – On raconte qu’un jour, une nuit, peu de temps avant la publication de l’ouvrage, quelqu’un rencontrant Benjamin Constant dans une maison de jeu, lui demanda de quoi il s’occupait pour le moment : « Je ne m’occupe plus que de religion, » répondit-il. Le commencement et la fin se rejoignent[2].

En réduisant même ces accidents, ces légèretés de propos à

  1. Il disait aussi, d’un tour plus vif et avec geste, en tenant et faisant jouer entre ses doigts les cartes de son livre : « J’ai 30,000 faits qui se retournent à mon commandement. »
  2. Tout à la fin, il n’avait plus d’émotion que celle de joueur ; sa santé délabrée ne lui permettait plus même de manger ; il disait à M. Molé qui lui demandait comment il allait : « Je mange ma