Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/226

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aventure dont vous parlez dans votre dernière lettre m’a forcé à des courses et causé des insomnies et des inquiétudes qui m’ont enflammé le sang. Un voyage de deux cent et tant de lieues ne me remettra pas, mais il m’achèvera, c’est la même chose. Je vous fais des adieux, et des adieux éternels. Demain, arrivé à Berne, j’enverrai à M. de Charrière un billet pour les cinquante louis que mon père a promis de payer dans les commencements de l’année prochaine, avec les intérêts au cinq pour cent. Je le supplie de les accepter, non pour lui, mais pour moi. En les acceptant, ce sera me prouver qu’il n’est pas mécontent de mes procédés ; en les refusant, ce serait me traiter comme un enfant ou pis.

« Si vous avez pourtant beaucoup de taffetas d’Angleterre pour cacher la moitié de mon visage, je paraîtrai. Sinon, madame, adieu, ne m’oubliez pas. »

Il obtint assurément la permission de paraître, et sans taffetas d’Angleterre encore. Le lendemain il était définitivement en route, et à chaque station il écrivait.

« Bâle.

« Je n’ai que le temps de vous dire quelques mots, car je ne couche point ici, comme je croyais. Les chemins sont affreux, le vent froid, moi triste, plus aujourd’hui qu’hier, comme je l’étais plus hier qu’avant-hier, comme je le serai plus demain qu’aujourd’hui. Il est difficile et pénible de vous quitter pour un jour, et chaque jour est une peine ajoutée aux précédentes. Je me suis si doucement accoutumé à la société de vos feuilles, de votre piano-forte (quoi qu’il m’ennuyât quelquefois), de tout ce qui vous entoure ; j’ai si bien contracté l’habitude de passer mes soirées auprès de vous, de souper avec la bonne Mlle  Louise, que tout cet assemblage de choses paisibles et gaies me manque, et que tous les charmes d’un mauvais temps, d’une mauvaise