Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/298

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cette figure de Valérie, qui nous était surtout chère, se trouve sacrifiée chez M. Eynard, qui se soucie moins que nous de l’intérêt poétique, et qui croit que l’aimable romancier a fini par guérir radicalement de sa chimère, par obtenir en don l’entière vérité. Il raconte d’une manière intéressante, mais intéressante à regret, en s’attachant à marquer son dégoût et à exciter le nôtre, la grande aventure de cœur de Mme de Krüdner, durant son séjour à Montpellier (1790), sa première faute éclatante, sa passion pour M. de Frégeville, alors officier brillant de hussards, et que plus tard il rencontra lieutenant-général cassé de vieillesse. J’ai vu en tête d’une édition des Lettres portugaises un portrait de M. de Chamilly, devenu maréchal de France, qui représentait bien ce grand et gros homme dont parle Saint-Simon : M. de Chamilly était certes, à cette époque, aussi peu romanesque d’apparence, aussi peu ressemblant au jeune lui-même d’autrefois que dut le paraître le général de Frégeville à M. Eynard, quand celui-ci le rencontra à l’improviste dans un salon de Paris. « Je fus présenté au général, dit M. Eynard ; je le vis plusieurs fois et toujours s’attendrissant au souvenir de Mme de Krüdner. Je m’étais imposé une entière réserve sur des faits qui pouvaient humilier un vieillard…» Que l’excellent biographe me permette de l’arrêter ici pour un simple mot : humilier un vieillard ! et pourquoi donc ? Je conçois le sentiment de discrétion et de délicatesse qui fait qu’on hésite à toucher à de vieilles blessures et à remuer les cicatrices d’un cœur ; mais ce mot humilier en pareil cas n’est pas français : tant que la dernière source, la dernière goutte du vieux sang de nos pères n’aura pas tari dans nos veines, tant que notre triste pays n’aura pas été totalement régénéré comme l’entendent les constituants et les sectaires, il ne sera jamais humiliant pour un homme, même vieux, d’avoir aimé, d’avoir été aimé, fût-ce dans un moment d’erreur. On pouvait hésiter à prononcer le nom de Mme de Longueville devant M. de La Rochefou-