Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/365

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l’incomparable Héloïse. Après cela, le drame d’Abélard est plus complet, plus vaste, et donne seul l’idée entière de M. de Rémusat, auteur et homme. L’artiste enhardi (car il y est devenu artiste) a pris en quelque sorte des portions, des démembrements de lui-même, et les a personnifiés dans des êtres distincts ; il leur a prêté non-seulement ses facultés, mais ses désirs, ses rêves. Tout cela vit et se meut sous des costumes tranchés, dans des physionomies originales, où le ton de l’époque est suffisamment observé. La nôtre pourtant se reconnaît au travers. Le dernier mot d’Abélard mourant qu’on entend à peine, est : Je ne sais. Le dogmatique, comme le sceptique, en revient à ce suprême Que sais-je ? C’est sur ce fatal et sincère aveu que finit ce drame, où s’agite la raison humaine. Les diverses solutions du mystérieux problème y sont tour à tour comprises et mises en présence, mais aucune n’y apparaît la meilleure ni la vraie. Ce qui en ressort, c’est le besoin qu’a cette raison humaine d’aller en avant toujours et d’aspirer vers la vérité, coûte que coûte, dût-elle ne jamais l’atteindre et rencontrer pour tout prix le martyre. Ce moderne Abélard, en ses heures d’angoisse, a de l’antique Prométhée.

Mais, à côté d’Abélard, il y a les écoliers ; à côté du maître, de celui qui cherche l’émancipation sérieuse de l’esprit, il y a ceux qui préludent à la légère et en gaussant. On rencontre surtout au premier rang et l’on ne peut s’empêcher d’aimer un certain Manegold, un charmant et vaillant écolier, qui par gageure, au sortir d’une nuit passée à la taverne, est le premier à entrer dans la classe en criant : En avant et du nouveau ! qui, narguant l’anachronisme, fait des chansons déjà, comme, trois siècles plus tard, en fera Villon, et dont l’esprit, même aux instants sérieux, a l’air (passez-moi le mot) de polissonner toujours. Imaginez un drôle spirituel et dévoué tel qu’il s’en présente en France à chaque insurrection intellectuelle ou autre, un enfant de Paris malgré son nom alsacien, aide-de-camp prédestiné