Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/451

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échappe ; c’est être bien fin. Mais de quelque utilité que cette personne d’esprit ait pu être dans un autre temps à l’abbé de Chaulieu plus que septuagénaire, ce n’est pas sur ce genre d’aveu que je fais porter le plus ou moins de sincérité d’un auteur femme dans les Mémoires qu’elle, écrit. Cette sincérité est d’un autre ordre ; elle consiste dans les sentiments qu’on exprime, dans l’ensemble des jugements et des vues ; ne pas se louer directement ni indirectement, ne pas se surfaire, ne pas s’embellir ; s’envisager soi et autrui à un point juste et l’oser montrer. Et quel livre réussit mieux que celui de Mme de Staal à rendre exactement cette parfaite et souvent cruelle justesse d’observation, ce sentiment inexorable de la réalité ? C’est elle qui a dit cette parole durable : « Le vrai est comme il peut, et n’a de mérite que d’être ce qu’il est. » Aussi ses Mémoires sont au contraire des romans qu’on rêve, et ils vont comme la vie, en s’attristant.

Une âme noble, élevée et stoïque jusqu’en ses faiblesses, un esprit ferme et délié s’y marquent en traits nets et fins. On y admire une sûreté d’idées et de ton qui ne laisse pas d’effrayer un peu ; il y a si peu de superflu qu’on est tenté de se demander s’il y a tout le nécessaire. Le mot de sécheresse vient à l’esprit ; mais, à la réflexion, on est réduit à se dire, dans la plupart des cas, que c’est tout simplement parfait et définitif. Jamais sa plume ne tâtonne, jamais elle n’essaie sa pensée ; elle l’arrête et l’emporte du premier tour. Il y a bien de la force dans ce peu d’effort. Pline le Jeune a coutume, dans l’éloge qu’il fait de certains écrivains, d’unir ensemble, comme se tenant étroitement entre elles, deux qualités, vis, amaritudo, cette vigueur qui naît et se trempe d’une secrète amertume ; Mlle Delaunay (on peut citer du latin en parlant de celle qui faillit devenir Mme Dacier) possédait cette vigueur-là. Fréron, rendant compte des Mémoires dans son Année littéraire[1], a très-bien remarqué

  1. Tome VI, de l’année 1755, page 221.