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que les moyens d’y remédier ; elle n’y peut opposer que des palliatifs, et elle-même alors elle le dirigeait vers l’ambition : « J’avois bien espéré, lui écrivait-elle, du temps et de l’absence ; mais il semble qu’ils n’ont rien produit, et que infinie le mal est empiré. La seule ressource que j’imagine seroit une occupation forte et satisfaisante par la dignité de l’objet : l’amour n’en a point de telles. Je voudrois que l’ambition vous en pût offrir. Vous n’êtes pas fait pour vivre sans passions ; de légers amusements ne peuvent nourrir un cœur aussi dévorant que le vôtre. Tâchez donc de trouver un objet plus vaste que sa capacité, sans cela vous éprouverez toujours les dégoûts qu’inspire tout ce qui est médiocre. » C’est ainsi qu’elle le jugea jusqu’à la fin. Était-ce un reste d’illusion ? – M. de Silly mourut le 19 novembre 1727 ; il était lieutenant-général des armées du Roi[1].

Si M. de Silly nous représente le héros de la première partie des Mémoires, celui de la seconde est certainement M. de Maisonrouge, ce lieutenant du roi à la Bastille, le parfait modèle des passionnés et délicats amants. Il est bien à Mme  de Staal, qui l’avait si cruellement sacrifié à ce maussade chevalier de Ménil, de l’avoir en même temps vengé d’elle par l’intérêt qu’elle répand sur lui et par le coloris affectueux dont elle l’environne. Hélas ! au moment où elle apprécie le mieux le dévouement et les mérites du pauvre Maisonrouge, c’est l’autre encore qu’elle regrette ; avec une âme si ferme, avec un esprit si supérieur, misérable jouet d’une indigne passion, elle fuit qui la cherche, et cherche qui la fuit, selon l’éternel imbroglio du cœur. Oh ! que cela lui donnait bien le droit de dire, comme plus tard, et revenue des orages, elle l’écrivait dans une lettre à M. de Silly : « N’en déplaise à Mme  de…, qui traite l’amour si méthodi-

  1. Il faut voir sur M. de Silly l’admirable note de Saint-Simon dans ses additions au Journal de Dangeau, tome X, page 110.