Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/457

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quement, chacun y est pour soi, et le fait à sa guise. Je suis étonnée qu’une personne si vénérable ne regarde pas les passions comme des égarements d’esprit, qui ne sont point susceptibles de l’ordre qu’on y veut admettre. Je trouve les préceptes ridicules sur cette matière, et j’aimerois presque autant qu’on voulût mettre en règle la manière dont les frénétiques doivent extravaguer. »

J’ai dit de Mme de Staal qu’elle était comme le premier élève de La Bruyère, mais un élève devenu l’égal du maître ; nul écrivain ne fournirait autant qu’elle de pensées neuves, vraies, irrécusables, à ajouter au chapitre des Femmes, de même qu’elle a passé plus de trente ans de sa vie à pratiquer et à commenter le chapitre des Grands. Elle les observait à l’aise et aussi à ses dépens dans cette petite cour de Sceaux, absolument comme on observe de gros poissons dans un petit bassin : « Les Grands, écrivait-elle à Mme du Deffand, à force de s’étendre, deviennent si minces qu’on voit le jour au travers : c’est une belle étude de les contempler, je ne sais rien qui ramène plus à la philosophie. »

Les scènes avec la duchesse de La Ferté et les aventures à Versailles sont d’un excellent comique et du meilleur goût, du plus franc, du plus simple ; cela va de pair avec la plaisanterie des Mémoires de Grammont. Les premières séances comme femme de chambre à la toilette de la duchesse du Maine sont aussi fort plaisantes. Dans cet art enjoué de raconter, Mme de Staal est classique, et définitivement, si elle se jugeait aujourd’hui, elle n’aurait pas tant à se plaindre du sort. Elle n’a point été aimée de qui elle aurait voulu, elle n’a pas eu sa jeunesse remplie à souhait, elle a souffert : beaucoup d’autres sont ainsi, mais elle a eu avec les années la satisfaction de la pensée et les jouissances réfléchies de l’observation ; elle a vu juste, et il lui a été donné de le rendre. Si elle a manqué plus d’un à-propos de destinée, elle a rencontré du moins celui de l’esprit, de la langue et du goût. Ses moindres mots sont entrés dans la circulation de la