Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/475

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gardé ce premier nom qui, en la spécifiant d’une manière moins distinctive, la définissait pourtant avec largeur et vérité. Il est toujours piquant de revenir après des années sur des œuvres d’esprit, sur des écrits ou des discours qui ont eu un grand éclat et ont exercé une influence décisive. Le plus souvent cette vive action s’est produite dans des circonstances toutes particulières et sur des questions très-déterminées. Ainsi ces leçons de 1815 à 1820, qui firent véritablement révolution dans la philosophie française, n’avaient ni l’étendue ni la généralité dont M. Cousin a fait preuve depuis, et pourtant elles ont plus agi peut-être qu’aucune des portions subséquentes de son enseignement. C’est qu’alors toute parole portait coup, et entrait pour ainsi dire dans le vif. Ce qui a pu sembler depuis partie gagnée était d’abord un combat pied à pied, et chaque point à emporter voulait un assaut.

Il faut bien se représenter l’état des doctrines en France au moment où M. Cousin, âgé de vingt-quatre ans à peine, monta dans la chaire de M. Royer-Collard et agita le flambeau. La philosophie du dix-huitième siècle, malgré la reprise catholique de 1803, semblait fermement assise : cette philosophie qui avait parcouru toutes ses phases et pénétré toutes les sphères, évincée du monde politique par l’Empire, irritée bien plutôt qu’effrayée du rétablissement des autels, restait maîtresse en théorie. Elle dominait les sciences physiques et s’y appuyait ; elle siégeait aux plus hautes régions de l’astronomie avec Laplace ; elle régnait à l’Institut par les brillants travaux de Cabanis, surtout par les analyses rigoureuses et en apparence définitives de Tracy ; en morale, elle était arrivée à rédiger son Catéchisme avec Saint-Lambert et Volney. A vrai dire, quand une philosophie en est arrivée là, quelles qu’aient pu être sa valeur et sa vérité au point de départ, il est temps qu’elle finisse et soit détrônée ; car toute philosophie, digne de ce nom, n’existe qu’à la condition d’être sans cesse en question, sur le qui-vive, et de