Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/499

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revoir de la même façon, c’est-à-dire perdu, flâneur, et, dans toute cette population entassée, connaissant seulement trois personnes choisies.

« Figurez-vous, monsieur, combien je suis malheureux : depuis près d’un an condamné à ne presque pas lire par mes yeux, à ne presque pas écrire aussi. Restent des leçons à donner : c’est une façon pas mauvaise de tuer le temps, mais ce n’est rien de plus. J’en suis à avoir envie d’apprendre à fumer : l’on dit qu’enveloppé de ces bouffées odorantes, les heures coulent vagues et rêveuses, et qu’avec de l’habitude on devient stagnant comme un Turc. Sûrement vous ne fumez pas, sans quoi je vous prierais de me dire bien franchement ce qu’il en est de cette doctrine, et si elle est fondée en raison… »

Malgré cette fatigue d’organes, il ne travaillait pas moins, quoi qu’il en dît ; il ne travaillait que plus, et comme s’il eût voulu combler les instants. Calame, le sévère paysagiste, qui le premier abordait par son pinceau les hautes conquêtes alpestres tant rêvées par son ami, venait dîner les dimanches d’hiver avec lui ; entre ces deux hommes de franche nature, auxquels se joignait quelquefois M. Topffer le père, non moins passionné qu’eux pour son art, c’était des joutes de dessins, de lavis, qui produisaient dans la soirée une foule de vivantes pages. On peut juger des Réflexions et menus propos qui s’y mêlaient et qui donnaient le motif, par le morceau de Topffer sur le paysage alpestre, inséré dans la Bibliothèque de Genève vers ce temps[1]. C’est en 1844 que l’état de maladie se déclara décidément et devint sérieux. Topffer venait à peu près de terminer le roman de Rosa et Gertrude, dont la donnée et les situations lui avaient été suggérées par un rêve, et qu’il composa d’abord tout d’une haleine. Il alla prendre les eaux de Lavey. Son séjour à ces tristes bains produisit un charmant cahier

  1. Septembre 1843.