Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/536

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assez grand soulagement, ne les empêchait pas de penser, qu’elle serait vraisemblablement nécessaire ; mais ils s’étaient engagés, et, pour satisfaire à la fois leur parole et leur conscience, ils prirent le parti de faire faire la seconde saignée tellement abondante, qu’elle pût tenir lieu d’une troisième. En conséquence, on tira au roi la valeur de quatre grandes palettes. Les rois doivent être accoutumés à voir leur gloire et leur santé être le jouet de l’intrigue et de l’intérêt de tout ce qui les entoure. Le roi se montra encore bien lui pendant et avant cette saignée ; sa peur, sa pusillanimité étaient inconcevables ; il fit venir du vinaigre qu’il fit mettre sous son nez, disant à la vue du chirurgien qu’il allait se trouver mal, se faisant soutenir par quatre personnes, et donnant son pouls à tâter à la Faculté, et faisant à chaque instant les mêmes questions aux médecins sur sa maladie, sur les remèdes, sur son état. « Vous me dites que je ne suis pas mal, et que je serai bientôt guéri, leur disait-il, mais vous n’en pensez pas un mot ; vous devez me le dire. » Ceux-ci protestaient de dire la vérité, et le roi ne s’en plaignait, n’en geignait, n’en criait pas moins. Sa peur et ses craintes n’étaient pas celles de l’inquiétude bien intéressante(?), mais celles d’une faiblesse lâche et révoltante. Son mal de tête, qui n’avait pas cédé à la première saignée, ne cédait pas plus à la seconde, et il se répandait dans Versailles, à la grande satisfaction des uns et au grand chagrin des autres, que le roi entrait dans une grande maladie. Le roi, inquiet et souffrant, ne parlait que de lui quand il parlait, mais parlait peu. Il avait, vers les cinq heures, envoyé chercher ses enfants, qui étaient venus passer auprès de son lit une demi-heure, sans en entendre et sans lui dire une parole. Il n’aurait pas pensé à se procurer cette visite, si L…, qui voulait lui en procurer une autre, ne lui eût pas proposé d’aller chercher ses enfants. L…[1], premier valet de chambre du roi, livré, comme M. d’Aumont, à Mme  Dubarry, joignait sa bassesse à la sienne, pour la servir quand il le pouvait, et avait fait à cet égard de grands projets pour cette occasion. Quoique L… soit un homme vil et sans honneur, il ne faut pas confondre sa bassesse avec celle de M. d’A… ; elle est d’un caractère un peu plus noble, au

  1. Laborde, qui fut aussi fermier-général.