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JEANNE.

fait plus de vingt romans sur elle sans trouver un dénouement qui eût le sens commun.

Guillaume était redevenu morne et pensif. Depuis sa maladie, ce jeune homme avait, lui aussi, un mystère dans l’âme. Son caractère doux et tendre ne s’était jamais démenti, même dans les accès du délire. En Italie, il avait semblé reprendre le cours égal de ses pensées d’autrefois ; mais, depuis son retour à Boussac, il se sentait redevenir déjà, malgré lui, ce qu’il avait été durant sa convalescence. Un orage intérieur grondait dans son sein. Tantôt il était porté à des épanchements extraordinaires, et tantôt il refoulait tous ses élans en lui-même, avec une profonde souffrance et une sorte d’effroi. Il faut bien avouer que la société de sa charmante sœur n’était pas le remède propre à son mal. Cette jeune fille enthousiaste n’avait jamais vu le monde, elle ne le connaissait pas, elle le haïssait par un effort de divination. Livrée dans sa première jeunesse à une ardente dévotion, elle avait pris l’Évangile au sérieux. Elle était fanatique de droiture et de dévouement. Dans un corps très-frêle, elle portait une âme de feu, et, sous des manières pleines de grâce et de douce sensibilité, elle cachait un caractère énergique, entreprenant, et amoureux des partis extrêmes. Elle était capable des plus sublimes folies ; elle eût été vivre au désert à douze ans, si elle eût su où trouver la Thébaïde ; à dix-sept ans, elle rêvait, au sein de l’humanité, une vie à part, toute de renoncement aux vanités du monde, toute de lutte contre ses lois iniques. Comme elle n’était pas grande à demi, elle vivait à l’aise dans ce foyer d’enthousiasme qui était son élément, et elle ne s’apercevait pas que Guillaume n’y entrait que par bonds et par élans terribles, qui le brisaient sans lui faire pousser des ailes. Ce jeune homme avait les généreux instincts de sa sœur ; mais il avait aussi la faiblesse de sa mère. Avec Marie, il s’enflammait pour la vie de sentiment. Ils dévoraient ensemble les romans les plus vertueux et les plus incendiaires. Avec madame de Boussac, Guillaume se rappelait la puissance du monde, et ce que sa mère, d’accord avec le monde, appelait les devoirs d’un homme bien né. Il se laissait alors enlacer par les projets de mariage et les rêves ambitieux. Quoique son goût n’en fût pas complice, sa craintive conscience les acceptait comme des nécessités cruelles auxquelles rien ne pourrait le soustraire. Aussi était-il malheureux et accablé, livré à une lutte sans fin contre lui-même.

Tout en retournant au château lentement avec sa sœur, Guillaume parut fort distrait, bien qu’il prêtât une oreille attentive à toutes ses paroles et que son cœur agité en recueillît avidement le miel ou l’amertume. Il était toujours question de Jeanne. Marie, ignorant la plaie qu’elle creusait au cœur de son frère, se perdait en conjectures sur l’avenir de la jeune fille et sur les sentiments de sir Arthur. Elle avouait qu’elle regrettait la première illusion que la déclaration à la paysanne Jeanne lui avait fait goûter, et que son roman prendrait une tournure prosaïque, si M. Harley se guérissait en voyant miss Jane traire les vaches. Guillaume paraissait préférer, par raison et par amitié, ce dénouement vraisemblable. Mais il était bien sombre, et, en quittant sa sœur, il alla rêver seul au bord de la rivière.

XIV.

SIR ARTHUR.

Pendant le reste de la semaine, Guillaume n’adressa plus à Jeanne qu’un bonjour ou un bonsoir amical, en passant, sans même la regarder, ce dont Jeanne n’eut ni étonnement ni chagrin. Elle n’était point exigeante, et l’accès de reconnaissance enthousiaste que son parrain avait eu à ses pieds dans la prairie, lui semblait avoir acquitté au centuple, et à tout jamais, la dette du malade envers l’infirmière. Comme elle n’avait point connu Guillaume avant sa maladie, et qu’il était extérieurement beaucoup plus animé que durant sa convalescence, elle le croyait rendu à son état naturel, et ne s’apercevait pas que toutes ses tristesses lui étaient revenues. Guillaume cachait assez bien sa peine secrète devant sa mère et la famille de Charmois ; mais lorsqu’il était seul avec Marie, il ne pouvait se contraindre, et Marie s’effrayait du retour, chaque jour plus marqué, de son ancienne mélancolie.

Bien que Claudie fût plus spécialement fille de chambre, comme on dit au pays, ce n’était pas elle qui déshabillait, le soir, mademoiselle de Boussac. Jeanne, étant occupée aux champs ou à la laiterie le matin, Marie, qui l’aimait tendrement, s’était réservé l’heure de son coucher pour causer avec elle. Elle avait pris l’habitude de lui raconter toutes les impressions de sa journée, et cette association aux plaisirs et aux ennuis de sa jeune maîtresse était pour Jeanne une éducation de sentiment, la seule peut-être dont elle fût susceptible.

Transplantée brusquement de sa vie sauvage à un état de civilisation, tout avait été incompréhensible pour Jeanne dans les commencements. Entre les besoins restreints de son existence rustique et les mille besoins artificiels des personnes aristocratiques qu’elle servait, il y avait un monde inconnu que sa pensée avait renoncé à franchir. Un esprit moins bienveillant que le sien eût fait la critique de ces étranges habitudes. Celui de Claudie, éminemment progressif, et corruptible par conséquent, acceptait avec admiration la nécessité de toutes ces recherches, de tous ces soins de détail qu’on exigeait d’elle et dont elle voyait avec envie ses maîtres profiter. Lorsqu’on la faisait goûter un peu aux miettes de ce bien-être et de ce luxe, elle était enivrée, et le besoin de ces satisfactions inconnues naissait en elle spontanément avec la jouissance. Cadet acceptait l’inégalité des conditions comme un fait accompli ; mais, sous son air simple, il n’en était pas moins le fils de maître Léonard, le philosophe railleur et sceptique ; son sourire n’était pas si niais qu’on le pensait, il était souvent ironique sans qu’on y prît garde. Mais Jeanne était restée, à peu de chose près, ce qu’elle était à Ep-Nell, rêvant, priant, et aimant sans cesse, ne pensant presque jamais ; une véritable organisation rustique, c’est-à-dire une âme poétique sans manifestation, un de ces types purs comme il s’en trouve encore aux champs, types admirables et mystérieux, qui semblent faits pour un âge d’or qui n’existe pas, et où la perfectibilité serait inutile, puisqu’on aurait la perfection. On ne connaît pas assez ces types. La peinture les a souvent reproduits matériellement ; mais la poésie les a toujours défigurés en voulant les idéaliser ou les traduire, oubliant que leur essence et leur originalité consistent à ne pouvoir être que devinés. Il faut bien reconnaître que l’homme des champs a besoin de subir de grandes transformations pour devenir sensible aux conquêtes et aux bienfaits d’une religion et d’une société nouvelles ; mais ce qu’on ne sait pas, c’est que la nature produit de tout temps dans ce milieu certains êtres qui ne peuvent rien apprendre, parce que le beau idéal est en eux-mêmes et qu’ils n’ont pas besoin de progresser pour être directement les enfants de Dieu, des sanctuaires de justice, de sagesse, de charité et de sincérité. Ils sont tout prêts pour la société idéale que le genre humain rêve, cherche et annonce, mais leur inquiétude ne le devance pas. Incapables de comprendre le mal, ils ne le voient point. Ils vivent comme dans un nuage d’ignorance ; leur existence est pour ainsi dire latente. Leur cœur seul se sent vivre ; leur esprit est borné comme la primitive innocence : il est endormi dans le cycle divin de la Genèse. On dirait, en un mot, que le péché originel ne les a pas flétris, et qu’ils sont d’une autre race que les fils d’Ève.

Telle était Jeanne, Isis gauloise, qui semblait aussi étrangère aux préoccupations de ceux qui l’entouraient, que l’eût été une fille des druides transportée dans notre siècle. Ne sachant rien blâmer, tant la douceur et la charité remplissaient son âme, elle renonçait à s’expliquer ce que le blâme seul eût rendu explicable. Elle végétait comme un beau lis dans sa douce extase, le sein ouvert aux brises de la nuit, aux baisers du jour, à toutes les influences de la terre et du ciel, mais insensible comme