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INDIANA.

avec le péril ou la souffrance. Les fibres délicates d’Indiana appelaient surtout les bruits, le mouvement rapide et l’émotion de la chasse, cette image abrégée de la guerre avec ses fatigues, ses ruses, ses calculs, ses combats et ses chances. Sa vie morne et rongée d’ennuis avait besoin de ces excitations ; alors elle semblait se réveiller d’une léthargie et dépenser en un jour toute l’énergie inutile qu’elle avait depuis un an laissé fermenter dans son sang.

Raymon fut effrayé de la voir courir ainsi, se livrant sans peur à la fougue de ce cheval qu’elle connaissait à peine, le lancer hardiment dans le taillis, éviter avec une adresse étonnante les branches dont la vigueur élastique fouettait son visage, franchir les fossés sans hésitation, se hasarder avec confiance dans les terrains glaiseux et mouvants, ne s’inquiétant pas de briser ses membres fluets, mais jalouse d’arriver la première sur la piste fumante du sanglier. Tant de résolution l’effraya et faillit le dégoûter de madame Delmare. Les hommes, et les amants surtout, ont la fatuité innocente de vouloir protéger la faiblesse plutôt que d’admirer le courage chez les femmes. L’avouerai-je ? Raymon se sentit épouvanté de tout ce qu’un esprit si intrépide promettait de hardiesse et de ténacité en amour. Ce n’était pas le cœur résigné de la pauvre Noun, qui aimait mieux se noyer que de lutter contre son malheur.

« Qu’il y ait autant de fougue et d’emportement dans sa tendresse qu’il y en a dans ses goûts, pensa-t-il ; que sa volonté s’attache à moi, âpre et palpitante, comme son caprice aux flancs de ce sanglier, et pour elle la société n’aura point d’entraves, les lois pas de force ; il faudra que ma destinée succombe, et que je sacrifie mon avenir à son présent. »

Des cris d’épouvante et de détresse, parmi lesquels on pouvait distinguer la voix de madame Delmare, arrachèrent Raymon à ces réflexions. Il poussa son cheval avec inquiétude, et fut rejoint aussitôt par sir Ralph, qui lui demanda s’il avait entendu ces cris d’alarme.

Aussitôt des piqueurs effarés arrivèrent à eux en criant confusément que le sanglier avait fait tête et renversé madame Delmare. D’autres chasseurs, plus épouvantés encore, arrivèrent en appelant sir Ralph, dont les secours étaient nécessaires à la personne blessée.

« C’est inutile, dit un dernier arrivant. Il n’y a plus d’espérance, vos soins viendraient trop tard. »

Dans cet instant d’effroi les yeux de Raymon rencontrèrent le visage pâle et morne de M. Brown. Il ne criait pas, il n’écumait point, il ne se tordait pas les mains ; seulement il prit son couteau de chasse, et, avec un sang-froid vraiment britannique, il s’apprêtait à se couper la gorge, lorsque Raymon lui arracha son arme, et l’entraîna vers le lieu d’où partaient les cris.

Ralph parut sortir d’un rêve en voyant madame Delmare s’élancer vers lui et l’aider à voler au secours du colonel, qui était étendu par terre et semblait privé de vie. Il s’empressa de le saigner, car il se fut bientôt assuré qu’il n’était point mort ; mais il avait la cuisse cassée, et on le transporta au château.

Quant à madame Delmare, c’était par erreur qu’on l’avait nommée à la place de son mari dans le désordre de l’événement, ou plutôt Ralph et Raymon avaient cru entendre le nom qui les intéressait le plus.

Indiana n’avait éprouvé aucun accident, mais son effroi et sa consternation lui ôtaient presque la force de marcher. Raymon la soutint dans ses bras, et se réconcilia avec son cœur de femme en la voyant si profondément affectée du malheur de ce mari à qui elle avait beaucoup à pardonner avant de le plaindre.

Sir Ralph avait déjà repris son calme accoutumé ; seulement une pâleur extraordinaire révélait la forte commotion qu’il avait éprouvée ; il avait failli perdre une des deux seules personnes qu’il aimât.

Raymon, qui dans cet instant de trouble et de délire, avait seul conservé assez de raison pour comprendre ce qu’il voyait, avait pu juger quelle était l’affection de Ralph pour sa cousine, et combien peu elle était balancée par celle qu’il éprouvait pour le colonel. Cette remarque, qui démentait positivement l’opinion d’Indiana, n’échappa point à la mémoire de Raymon comme à celle des autres témoins de cette scène.

Pourtant Raymon ne parla jamais à madame Delmare de la tentative de suicide dont il avait été témoin Il y eut dans cette discrétion désobligeante quelque chose d’égoïste et de haineux que vous pardonnerez peut-être au sentiment de jalousie amoureuse qui l’inspira.

Ce fut avec beaucoup de peine qu’on transporta le colonel au Lagny au bout de six semaines ; mais plus de six mois s’écoulèrent ensuite sans qu’il pût marcher ; car à la rupture à peine ressoudée du fémur vint se joindre un rhumatisme aigu dans la partie malade, qui le condamna à d’atroces douleurs et à une immobilité complète. Sa femme lui prodigua les soins les plus doux ; elle ne quitta pas son chevet, et supporta sans se plaindre son humeur âcre et chagrine, ses colères de soldat et ses injustices de malade.

Malgré les ennuis d’une si triste existence, sa santé refleurit fraîche et brillante, et le bonheur vint habiter son cœur. Raymon l’aimait, il l’aimait réellement. Il venait tous les jours ; il ne se rebutait d’aucune difficulté pour la voir ; il supportait les infirmités du mari, la froideur du cousin, la contrainte des entrevues. Un regard de lui mettait de la joie pour tout un jour dans le cœur d’Indiana. Elle ne songeait plus à se plaindre de la vie ; son âme était remplie, sa jeunesse était occupée, sa force morale avait un aliment.

Insensiblement le colonel prit de l’amitié pour Raymon. Il eut la simplicité de croire que cette assiduité était une preuve de l’intérêt que son voisin prenait à sa santé. Madame de Ramière vint aussi quelquefois sanctionner cette liaison par sa présence, et Indiana s’attacha à la mère de Raymon avec enthousiasme et passion. Enfin l’amant de la femme devint l’ami du mari.

Dans ce rapprochement continuel, Raymon et Ralph arrivèrent forcément à une sorte d’intimité ; ils s’appelaient « mon cher ami ». Ils se donnaient la main soir et matin. Avaient-ils un léger service à se demander réciproquement, leur phrase accoutumée était celle-ci :

« Je compte assez sur votre bonne amitié, » etc.

Enfin, lorsqu’ils parlaient l’un de l’autre, ils disaient : « C’est mon ami. »

Et quoique ce fussent deux hommes aussi francs qu’il soit possible de l’être dans le monde, ils ne s’aimaient pas du tout. Ils différaient essentiellement d’avis sur tout ; aucune sympathie ne leur était commune ; et si tous deux aimaient madame Delmare, c’était d’une manière si différente que ce sentiment les divisait au lieu de les rapprocher. Ils goûtaient un singulier plaisir à se contredire, et à troubler autant que possible l’humeur l’un de l’autre par des reproches qui, pour être lancés comme des généralités dans la conversation, n’en avaient pas moins d’aigreur et d’amertume.

Leurs principales contestations et les plus fréquentes commençaient par la politique et finissaient par la morale. C’était le soir, lorsqu’ils se réunissaient autour du fauteuil de M. Delmare, que la dispute s’élevait sur le plus mince prétexte. On gardait toujours les égards apparents que la philosophie imposait à l’un, que l’usage du monde inspirait à l’autre ; mais on se disait pourtant, sous le voile de l’allusion, des choses dures qui amusaient le colonel ; car il était de nature guerrière et querelleuse, et a défaut de batailles il aimait les disputes.

Moi, je crois que l’opinion politique d’un homme, c’est l’homme tout entier. Dites-moi votre cœur et votre tête, et je vous dirai vos opinions politiques. Dans quelque rang ou quelque parti que le hasard nous ait fait naître, notre caractère l’emporte tôt ou tard sur les préjugés ou les croyances de l’éducation. Vous me trouverez peut-être absolu ; mais comment pourrais-je me décider à augurer bien d’un esprit qui s’attache à de certains systèmes que la générosité repousse ? Montrez-moi un homme qui soutienne l’utilité de la peine de mort, et, quelque consciencieux et éclairé qu’il soit, je vous défie d’établir jamais aucune sympathie entre lui et moi. Si cet homme veut m’enseigner des vérités que j’ignore, il n’y réussira point ;