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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

fallut accepter sous peine de désespérer le brave homme et madame Volabù, qui avait des prétentions assez fondées au talent de cuisinière. À midi, une affaire survint à mon hôte ; il était prêt à y renoncer pour tenir sa parole envers moi ; mais moi, sans me vanter de mon escapade, j’avais un fiasco sur le cœur, et je me sentais beaucoup moins pressé que la veille d’arriver à Briançon. Je priai donc mon hôte de ne pas se gêner, et je remis notre départ au lendemain, à la condition qu’il me laisserait payer la dépense que je faisais chez lui, ce qui donna lieu à de grandes contestations, car cet homme était sincèrement libéral dans son hospitalité. Il eût discuté avec moi pour une misère durant le voyage, si j’eusse voulu marchander ; chez lui, il était prêt à mettre le feu à la maison pour me prouver son savoir-vivre.

IX.

L’UOM DEL SASSO.

J’étais trop mécontent du résultat de mon entreprise pour me sentir disposé à faire de nouvelles questions sur le château mystérieux. Je renfermais ma curiosité comme une honte, le succès ne l’avait pas justifiée ; mais elle n’en subsistait pas moins au fond de mon imagination, et je faisais de nouveaux projets pour la nuit suivante. En attendant, je résolus d’aller pousser une reconnaissance autour du château, pour me ménager les moyens de pénétrer nuitamment dans l’intérieur de la place, s’il était possible… Bah ! me disais-je, tout est paisible à celui qui veut.

J’allais sortir, lorsqu’un petit paysan, qui rôdait devant la porte, me regarda avec ce mélange de hardiesse et de poltronnerie qui caractérise les enfants de la campagne. Puis, comme j’observais sa mine à la fois espiègle et farouche, il vint à moi, et, me présentant une lettre, il me dit : « Regardez ça, si c’est pour vous. » Je lus mon nom et mon prénom tracés fort lisiblement et d’une main élégante sur l’adresse. À peine eus-je fait un signe affirmatif que l’enfant s’enfuit sans attendre ni questions ni récompense. Je courus à la signature, qui ne m’apprit rien d’officiel, mais à laquelle pourtant je ne me trompai pas. Stella et Béatrice ! les jolis noms ! m’écriai-je, et je rentrai dans ma chambre, assez ému, je le confesse.

« Le hasard, aidé de la curiosité, disait cette gracieuse lettre parfumée, a fait découvrir à deux petites filles fort rusées le nom de l’étranger qui a ramassé le nœud de ruban cerise. Des pas laissés sur la neige, coïncidant avec les avertissements de la belle chienne Hécate, ont prouvé à ces demoiselles que l’étranger était encore plus curieux que poli et prudent, et qu’il ne craignait pas de marcher sur les eaux pour surprendre les secrets d’autrui. Le sort en est jeté ! Puisque vous voulez être initié à nos mystères, ô jeune présomptueux, vous le serez ! Puissiez-vous ne pas vous en repentir, et vous montrer digne de notre confiance ! Soyez muet comme la tombe ; la plus légère indiscrétion nous mettrait dans l’impossibilité de vous admettre. Venez à huit heures du soir (solo e inosservato) au bord du fossé, vous y trouverez Stella et Béatrice. »

Tout le billet était écrit en italien et rédigé dans le pur toscan que je leur avais entendu parler. Je hâtai le dîner pour avoir le droit de sortir à six heures, prétextant que j’allais voir lever la lune sur le haut des collines. En effet, je fis une course au delà du château, et à huit heures précises j’étais au rendez-vous. Je n’attendis pas cinq minutes. Mes deux charmantes châtelaines parurent, bien enveloppées et encapuchonnées. Je fus un peu inquiet, lorsque j’eus franchi l’escalier, d’en voir une troisième sur laquelle je ne comptais pas. Celle-là était masquée d’un loup de velours noir et son manteau avait la forme d’un domino de bal. — Ne soyez pas effrayé, me dit la petite Béatrice en me prenant sans façon par-dessous le bras, nous sommes trois. Celle-ci est notre sœur aînée. Ne lui parlez pas, elle est sourde. D’ailleurs il faut nous suivre sans dire un mot, sans faire une question. Il faut vous soumettre à tout ce que nous exigerons de vous, eussions-nous la fantaisie de vous couper la moustache, les cheveux et même un peu de l’oreille. Vous allez voir des choses fort extraordinaires et faire tout ce qu’on vous commandera, sans hasarder la moindre objection, sans hésiter, et surtout sans rire, dès que vous aurez passé le seuil du sanctuaire. Le rire intempestif est odieux à notre chef, et je ne réponds pas de ce qui vous arriverait si vous ne vous comportiez pas avec la plus grande dignité.

— Monsieur engage-t-il ici sa parole d’honnête homme, dit à son tour Stella, la seconde des deux sœurs, à nous obéir dans toutes ces prescriptions ? Autrement, il ne fera point un pas de plus sur nos domaines, et ma sœur aînée que voici, et qui est sourde comme la loi du destin, l’enchaînera jusqu’au jour, par une force magique, au pied de cet arbre où il servira demain de risée aux passants. Pour cela il ne faut qu’un signe de nous ; ainsi, parlez vite, Monsieur.

— Je jure sur mon honneur, et par le diable, si vous voulez, d’être à vous corps et âme jusqu’à demain matin.

— À la bonne heure, dirent-elles ; et me prenant chacune par un bras, elles m’entraînèrent dans un dédale obscur de bosquets d’arbres verts. Le domino noir nous précédait, marchant vite, sans détourner la tête. Une branche ayant accroché le bas de son manteau, je vis se dessiner sur la neige une jambe très-fine et qui pourtant me parut suspecte, car elle était chaussée d’un bas noir avec une floche de rubans pareils retombant sur le côté, sans aucun indice de l’existence d’un jupon. Cette sœur aînée, sourde et muette, me fit l’effet d’un jeune garçon qui ne voulait pas se trahir par la voix et qui surveillait ma conduite auprès de ses sœurs, pour me remettre à la raison, s’il en était besoin.

Je ne pus me défendre du sot amour-propre de faire part de ma découverte, et j’en fus aussitôt châtié. — Pourquoi avez-vous manqué de confiance en moi ? disais-je à mes deux jeunes amies ; il n’était pas besoin de la présence de votre frère pour m’engager d’être auprès de vous le plus soumis et le plus respectueux des adeptes.

— Et vous, pourquoi manquez-vous à votre serment ? répliqua Stella d’un ton sévère ; allons, il est trop tard pour reculer, et il faut employer les grands moyens pour vous forcer au silence.

Elle m’arrêta ; le domino noir se retourna malgré sa surdité, et présenta un bandeau, qu’à elles trois elles placèrent sur mes yeux avec la précaution et la dextérité de jeunes filles qui connaissent les supercheries possibles du jeu de colin-maillard. — On vous fait grâce du bâillon, me dit Béatrice ; mais, à la première parole que vous direz, vous ne l’échapperez pas, d’autant plus que nous allons trouver main-forte, je vous en avertis. En attendant, donnez-nous vos mains ; vous ne serez pas assez félon, je pense, pour nous les retirer et pour nous forcer à vous les lier derrière le dos.

Je ne trouvais pas désagréable cette manière d’avoir les mains liées, en les enlaçant à celles de deux filles charmantes, et la cérémonie du bandeau ne m’avait pas révolté non plus ; car j’avais senti se poser doucement sur mon front et passer légèrement dans ma chevelure deux autres mains, celles de la sœur aînée, lesquelles, dégantées pour cet office d’exécuteur des hautes-œuvres, ne me laissèrent plus aucun doute sur le sexe du personnage muet.

Je dois dire à ma louange que je n’eus pas un instant d’inquiétude sur les suites de mon aventure. Quelque inexplicable qu’elle fût encore, je n’eus pas le provincialisme de redouter une mystification de mauvais goût ; je ne m’étais muni d’aucun poignard, et les menaces de mes jolies sibylles ne m’inspiraient aucune crainte pour mes oreilles ni même pour ma moustache. Je voyais assez clairement que j’avais affaire à des personnes d’esprit, et le souvenir de leurs figures, le son de leurs voix, ne trahissaient en elles ni la méchanceté ni l’effronterie. Certes, elles étaient autorisées par leur père, qui sans doute me connaissait de réputation, à me faire cet accueil romanesque, et, ne le fussent-elles pas, il y a autour de la femme pure je ne sais quelle indéfinissable atmosphère