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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

Il est vrai que nous employons ici, pour notre propre satisfaction, des moyens naïfs dont le charme serait perdu sur un grand théâtre. Nous plantons de vrais arbres sur nos planchers et nous mettons de vrais rochers jusqu’au fond de notre scène. Nous le pouvons, parce qu’elle est petite, nous le devons même, parce que les grands moyens de la perspective nous sont interdits. Nous n’aurions pas assez de distance pour qu’ils nous fissent illusion à nous mêmes, et le jour où nous manquerons de l’illusion de la vue, celle de l’esprit nous manquera. Tout se tient : l’art est homogène, c’est un résumé magnifique de l’ébranlement de toutes nos facultés. Le théâtre est ce résumé par excellence, et voilà pourquoi il n’y a ni vrai théâtre, ni acteurs vrais, ou fort peu, et ceux-là qui le sont ne sont pas toujours compris, parce qu’ils se trouvent enchâssés comme des perles fines au milieu de diamants faux dont l’éclat brutal les efface.

Il y a peu d’acteurs vrais, et tous devraient l’être ! Qu’est-ce qu’un acteur, sans cette première condition essentielle et vitale de son art ? On ne devrait distinguer le talent de la médiocrité que par le plus ou moins d’élévation d’esprit des personnes. Un homme de cœur et d’intelligence serait forcément un grand acteur, si les règles de l’art étaient connues et observées ; au lieu qu’on voit souvent le contraire. Une femme belle, intelligente, généreuse dans ses passions, exercée à la grâce libre et naturelle, ne pourrait pas être au second rang, comme l’a toujours été ma fille, qui n’a pas pu développer sur la scène l’âme et le génie qu’elle a dans la vie réelle. Faute de se trouver dans un milieu assez artiste pour l’impressionner, elle a toujours été glacée par le théâtre, et vous la verrez pourtant ici, vous ne la reconnaîtrez point ! C’est qu’ici rien ne nous choque et ne nous contriste : nous élargissons par la fantaisie le cadre où nous voulons nous mouvoir, et la poésie du décor est la dorure du cadre.

Oui, Monsieur, continua Boccaferri avec animation, tout en arrangeant mille détails matériels sans cesser de causer, l’invraisemblance de la mise en scène, celle des caractères, celle du dialogue, et jusqu’à celle du costume, voilà de quoi refroidir l’inspiration d’un artiste qui comprend le vrai et qui ne peut s’accommoder du faux. Il n’y a rien de bête comme un acteur qui se passionne dans une scène impossible, et qui prononce avec éloquence des discours absurdes. C’est parce qu’on fait de pareilles pièces et qu’on les monte par-dessus le marché avec une absurdité digne d’elles, qu’on n’a point d’acteurs vrais, et, je vous le disais, tous devraient l’être. Rappelez-vous la Cécilia. Elle a trop d’intelligence pour ne pas sentir le vrai ; vous l’avez vue souvent insuffisante, presque toujours trop concentrée et cachant son émotion, mais vous ne l’avez jamais vue donner à côté, ni tomber dans le faux ; et pourtant c’était une pâle actrice. Telle qu’elle était, elle ne déparait rien, et la pièce n’en allait pas plus mal. Eh bien, je dis ceci : que le théâtre soit vrai, tous les acteurs seront vrais, même les plus médiocres ou les plus timides ; que le théâtre soit vrai, tous les êtres intelligents et courageux seront de grands acteurs ; et, dans les intervalles où ceux-ci n’occuperont pas la scène, où le public se reposera de l’émotion produite par eux, les acteurs secondaires seront du moins naïfs, vraisemblables. Au lieu d’une torture qu’on subit à voir grimacer des sujets détestables, on éprouvera un certain bien-être confiant à suivre l’action dans les détails nécessaires à son développement. Le public se formera à cette école, et, au lieu d’injuste et de stupide qu’il est aujourd’hui, il deviendra consciencieux, attentif, amateur des œuvres bien faites et ami des artistes de bonne foi. Jusque-là, qu’on ne me parle pas de théâtre, car vraiment c’est un art quasi perdu dans le monde, et il faudra tous les efforts d’un génie complet pour le ressusciter.

Oui, mon fils Célio ! dit-il en s’adressant au jeune homme qui attendait pour faire commencer l’acte qu’il eût cessé de babiller, ta mère, la grande artiste, avait compris cela. Elle m’avait écouté et elle m’a toujours rendu justice, en disant qu’elle me devait beaucoup. C’est parce qu’elle partageait mes idées qu’elle voulut faire elle-même les pièces qu’elle jouait, être la directrice de son théâtre, choisir et former ses acteurs. Elle sentait qu’une grande actrice a besoin de bons interlocuteurs et que la tirade d’une héroïne n’est pas inspirée quand sa confidente l’écoute d’un air bête. Nous avons fait ensemble des essais hardis ; j’ai été son décorateur, son machiniste, son répétiteur, son costumier et parfois même son poëte ; l’art y gagnait sans doute, mais non les affaires, il eût fallu une immense fortune pour vaincre les premiers obstacles qui s’élevaient de toutes parts. Et puis le public ne sait point seconder les nobles efforts, il aime mieux s’abrutir à bon marché que de s’ennoblir à grands frais.

Mais toi, Célio, mais vous, Stella, Béatrice, Salvator, vous êtes jeunes, vous êtes unis, vous comprenez l’art maintenant, et vous pouvez, à vous quatre, tenter une rénovation. Ayez-en du moins le désir, caressez-en l’espérance ; quand même ce ne serait qu’un rêve, quand même ce que nous faisons ici ne serait qu’un amusement poétique, il vous en restera quelque chose qui vous fera supérieurs aux acteurs vulgaires et aux supériorités de ficelle. Ô mes enfants ! laissez-moi vous souffler le feu sacré qui me rajeunit et qui m’a consumé en vain jusqu’ici, faute d’aliments à mon usage. Je ne regretterai pas d’avoir échoué toute ma vie, en toutes choses, d’avoir été aux prises avec la misère jusqu’à être forcé d’échapper au suicide par l’ivresse ! Non, je ne me plaindrai de rien dans mon triste passé, si la vivace postérité de la Floriani élève son triomphe sur mes débris, si Célio, son frère et ses sœurs réalisent le rêve de leur mère, et si le pauvre vieux Boccaferri peut s’acquitter ainsi envers la mémoire de cet ange !

— Tu as raison, ami, répondit Célio, c’était le rêve de ma mère de nous voir grands artistes ; mais pour cela, disait-elle, il fallait renouveler l’art. Nous comprenons aujourd’hui, grâce à toi, ce qu’elle voulait dire ; nous comprenons aussi pourquoi elle prit sa retraite à trente ans, dans tout l’éclat de sa force et de son génie, c’est-à-dire pourquoi elle était déjà dégoûtée du théâtre et privée d’illusions. Je ne sais si nous ferons faire un progrès à l’esprit humain sous ce rapport ; mais nous le tenterons, et, quoi qu’il arrive, nous bénirons les enseignements, nous rapporterons à toi toutes nos jouissances ; car nous en aurons de grandes, et si les goûts exquis que tu nous donnes nous exposent à souffrir plus souvent du contact des mauvaises choses, du moins, quand nous toucherons aux grandes, nous les sentirons plus vivement que le vulgaire.

Nous passâmes au troisième acte, qui était emprunté presque en entier au libretto italien. C’était une fête champêtre donnée par don Juan à ses vassaux et à ses voisins de campagne dans les jardins de son château. J’admirai avec quelle adresse le scénario de Boccaferri déguisait les impossibilités d’une mise en scène où manquaient les comparses. La foule était toujours censée se mouvoir et agir autour de la scène où elle n’entrait jamais, et pour cause. De temps en temps un des acteurs, hors de scène, imitait avec soin des murmures, des trépignements lointains. Derrière les décors on fredonnait pianissimo sur un instrument invisible un air de danse tiré de l’opéra, en simulant un bal à distance. Ces détails étaient improvisés avec un art extrême, chacun prenant part à l’action avec une grande ardeur et beaucoup de délicatesse de moyens pour seconder les personnages en scène sans les distraire ni les déranger. L’arrangement ingénieux des coulisses étroites et sombres, ne recevant que le jour du théâtre qui s’éteignait dans leurs profondeurs, permettait à chacun d’observer et de saisir tout ce qui se passait sur la scène, sans troubler la vraisemblance en se montrant aux personnages en action. Tout le monde était occupé, et personne n’avait la faculté de se distraire une seule minute du sujet, ce qui faisait qu’on rentrait en scène aussi animé qu’on en était sorti.

Je trouvai donc le moyen de m’utiliser activement, bien que n’ayant pas à paraître dans cet acte. Le scénario surtout était la chose délicate à observer ; et si je ne l’eusse pas vu pratiquer à ces êtres intelligents, qui