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LAVINIA.

jusqu’à son cœur et le fit tressaillir. C’était le parfum que Lavinia préférait : c’était une espèce d’herbe aromatique qui croît dans l’Inde, et dont elle avait coutume jadis d’imprégner ses vêtements et ses meubles. Ce parfum de patchouly, c’était tout un monde de souvenirs, toute une vie d’amour ; c’était une émanation de la première femme que Lionel avait aimée. Sa vue se troubla, ses artères battirent violemment ; il lui sembla qu’un nuage flottait devant lui, et, dans ce nuage, une fille de seize ans, brune, mince, vive et douce à la fois : la juive Lavinia, son premier amour. Il la voyait passer rapide comme un daim, effleurant les bruyères, foulant les plaines giboyeuses de son parc, lançant sa haquenée noire à travers les marais ; rieuse, ardente et fantasque comme Diana Vernon, ou comme les fées joyeuses de la verte Irlande.

Bientôt il eut honte de sa faiblesse, en songeant à l’ennui qui avait flétri cet amour et tous les autres. Il jeta un regard tristement philosophique sur les dix années de raison positive qui le séparaient de ces jours d’églogue et de poésie ; puis il invoqua l’avenir, la gloire parlementaire et l’éclat de la vie politique sous la forme de miss Margaret Ellis, qu’il invoqua elle-même sous la forme de sa dot ; et enfin il se mit à parcourir la pièce où il se trouvait, en jetant autour de lui le sceptique regard d’un amant désabusé et d’un homme de trente ans aux prises avec la vie sociale.

On est simplement logé aux eaux des Pyrénées ; mais, grâce aux avalanches et aux torrents qui, chaque hiver, dévastent les habitations, à chaque printemps on voit renouveler ou rajeunir les ornements et le mobilier. La maisonnette que Lavinia avait louée était bâtie en marbre brut et toute lambrissée en bois résineux à l’intérieur. Ce bois, peint en blanc, avait l’éclat et la fraîcheur du stuc. Une natte de joncs, tissue en Espagne et nuancée de plusieurs couleurs, servait de tapis. Des rideaux de basin bien blancs recevaient l’ombre mouvante des sapins qui secouaient leurs chevelures noires au vent de la nuit, sous l’humide regard de la lune. De petits seaux de bois d’olivier verni étaient remplis des plus belles fleurs de la montagne. Lavinia avait cueilli elle-même, dans les plus désertes vallées et sur les plus hautes cimes, ces belladones au sein vermeil, ces aconits au cimier d’azur, au calice vénéneux ; ces sylènes blanc et rose, dont les pétales sont si délicatement découpés ; ces pâles saponaires ; ces clochettes transparentes et plissées comme de la mousseline ; ces valérianes de pourpre ; toutes ces sauvages filles de la solitude, si embaumées et si fraîches, que le chamois craint de les flétrir en les effleurant dans sa course, et que l’eau des sources inconnues au chasseur les couche à peine sous son flux nonchalant et silencieux.

Cette chambrette blanche et parfumée avait, en vérité, et, comme à son insu, un air de rendez-vous ; mais elle semblait aussi le sanctuaire d’un amour virginal et pur. Les bougies jetaient une clarté timide ; les fleurs semblaient fermer modestement leur sein à la lumière ; aucun vêtement de femme, aucun vestige de coquetterie ne s’était oublié à traîner sur les meubles : seulement un bouquet de pensées flétries et un gant blanc décousu gisaient côte à côte sur la cheminée. Lionel, poussé par un mouvement irrésistible, prit le gant et le froissa dans ses mains. C’était comme l’étreinte convulsive et froide d’un dernier adieu. Il prit le bouquet sans parfum, le contempla un instant, fit une allusion amère aux fleurs qui le composaient, et le rejeta brusquement loin de lui. Lavinia avait-elle posé là ce bouquet avec le dessein qu’il fût commenté par son ancien amant ?

Lionel s’approcha de la fenêtre et écarta les rideaux pour faire diversion, par le spectacle de la nature, à l’humeur qui le gagnait de plus en plus. Ce spectacle était magique. La maison, plantée dans le roc, servait de bastion à une gigantesque muraille de rochers taillés à pic, dont le Gave battait le pied. À droite tombait la cataracte avec un bruit furieux ; à gauche un massif d’épicéas se penchait sur l’abîme ; au loin se déployait la vallée incertaine et blanchie par la lune. Un grand laurier sauvage qui croissait dans une crevasse du rocher apportait ses longues feuilles luisantes au bord de la fenêtre, et la brise, en les froissant l’une contre l’autre, semblait prononcer de mystérieuses paroles.

Lavinia entra, tandis que Lionel était plongé dans cette contemplation ; le bruit du torrent et de la brise empêcha qu’il ne l’entendît. Elle resta plusieurs minutes debout derrière lui, occupée sans doute à se recueillir, et se demandant peut-être si c’était là l’homme qu’elle avait tant aimé ; car, à cette heure d’émotion obligée et de situation prévue, Lavinia croyait pourtant faire un rêve. Elle se rappelait le temps où il lui aurait semblé impossible de revoir sir Lionel sans tomber morte de colère et de douleur. Et maintenant elle était là, douce, calme, indifférente peut-être…

Lionel se retourna machinalement et la vit. Il ne s’y attendait pas, un cri lui échappa ; puis, honteux d’une telle inconvenance, confondu de ce qu’il éprouvait, il fit un violent effort pour adresser à lady Lavinia un salut correct et irréprochable.

Mais, malgré lui, un trouble imprévu, une agitation invincible, paralysait son esprit ingénieux et frivole, cet esprit si docile, si complaisant, qui se tenait toujours prêt, suivant les lois de l’amabilité, à se jeter tout entier dans la circulation, et à passer, comme l’or, de main en main pour l’usage du premier venu. Cette fois, l’esprit rebelle se taisait et restait éperdu à contempler lady Lavinia.

C’est qu’il ne s’attendait pas à la revoir si belle… Il l’avait laissée bien souffrante et bien altérée. Dans ce temps-là les larmes avaient flétri ses joues, le chagrin avait amaigri sa taille ; elle avait l’œil éteint, la main sèche, une parure négligée. Elle s’enlaidissait imprudemment alors, la pauvre Lavinia ! sans songer que la douleur n’embellit que le cœur de la femme, et que la plupart des hommes nieraient volontiers l’existence de l’âme chez la femme, comme il fut fait en un certain concile de prélats italiens.

Maintenant Lavinia était dans tout l’éclat de cette seconde beauté qui revient aux femmes quand elles n’ont pas reçu au cœur d’atteintes irréparables dans leur première jeunesse. C’était toujours une mince et pâle Portugaise, d’un reflet un peu bronzé, d’un profil un peu sévère ; mais son regard et ses manières avaient pris toute l’aménité, toute la grâce caressante des Françaises. Sa peau brune était veloutée par l’effet d’une santé calme et raffermie ; son frêle corsage avait retrouvé la souplesse et la vivacité florissante de la jeunesse ; ses cheveux, qu’elle avait coupés jadis pour en faire un sacrifice à l’amour, se déployaient maintenant dans tout leur luxe en épaisses torsades sur son front lisse et uni ; sa toilette se composait d’une robe de mousseline de l’Inde et d’une touffe de bruyère blanche cueillie dans le ravin et mêlée à ses cheveux. Il n’est pas de plus gracieuse plante que la bruyère blanche ; on eût dit, à la voir balancer ses délicates girandoles sur les cheveux noirs de Lavinia, des grappes de perles vivantes. Un goût exquis avait présidé à cette coiffure et à cette simple toilette, où l’ingénieuse coquetterie de la femme se révélait à force de se cacher.

Jamais Lionel n’avait vu Lavinia si séduisante. Il faillit un instant se prosterner et lui demander pardon ; mais le sourire calme qu’il vit sur son visage lui rendit le degré d’amertume nécessaire pour supporter l’entrevue avec toutes les apparences de la dignité.

À défaut de phrase convenable, il tira de son sein un paquet soigneusement cacheté, et, le déposant sur la table :

« Madame, lui dit-il d’une voix assurée, vous voyez que j’ai obéi en esclave ; puis-je croire, qu’à compter de ce jour, ma liberté me sera rendue ?

— Il me semble, lui répondit Lavinia avec une expression de gaieté mélancolique, que, jusqu’ici, votre liberté n’a pas été trop enchaînée, sir Lionel ! En vérité, seriez-vous resté tout ce temps dans mes fers ? J’avoue que je ne m’en étais pas flattée.

— Oh ! Madame, au nom du ciel, ne raillons pas ! N’est-ce pas un triste moment que celui-ci ?