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ISIDORA.

du désespoir qui ronge la population laborieuse des villes. Il n’y croit pas ; il calcule le salaire, il voit qu’en fait c’est lui qui gagne le moins, et il ne tient pas compte du dénûment de celui qui est forcé de dépenser davantage pour sa consommation. Ah ! s’il voyait, comme je les vois à présent, ces horribles rues noires de boue, où se reflète la lanterne rougeâtre de l’échoppe ! S’il entendait siffler ce vent qui, chez nous, plane harmonieusement sur les bois et sur les bruyères, mais qui jure, crie, insulte et menace ici, en se resserrant dans les angles d’un labyrinthe maudit, et en se glissant par toutes les fissures de ces toits glacés ! S’il sentait tomber sur ses épaules, sur son âme, ce manteau de plomb que le froid, la solitude et le découragement nous collent sur les os !

Le bonheur, dit-on, rend égoïste… Hélas ! ce bonheur réservé aux uns au détriment des autres doit rendre tel, en effet. Ô mon Dieu ! le bonheur partagé, celui qu’on trouverait en travaillant au bonheur de ses semblables, rendrait l’homme aussi grand que sa destinée sur la terre, aussi bon que vous-même !

Je fuyais les heureux, craignant de ne trouver en eux que des égoïstes, et je venais chercher ici des malheureux intelligents. Il y en a sans doute ; mais mon indigence ou ma timidité m’ont empêché de les rencontrer. J’ai trouvé mes pareils abrutis ou dépravés par le malheur. L’effroi m’a saisi et je me suis retiré seul pour ne pas voir le mal et pour rêver le bien ; mais chercher seul, c’est affreux, c’est peut-être insensé.

Je croyais acquérir ici tout au moins l’expérience. Je connaîtrai les hommes, me disais-je, et les femmes aussi. Chez nous (en province), il n’y a guère qu’un seul type à observer dans les deux sexes : le type de la prudence, autrement dit de la poltronnerie. Dans la métropole du monde je verrai, je pourrai étudier tous les types. J’oubliais que moi aussi, provincial, je suis un poltron, et je n’ai osé aborder personne.

Je puis cependant me faire une idée de l’homme, en m’examinant, en interrogeant mes instincts, mes facultés, mes aspirations. Si je suis classé dans un de ces types qui végètent sans se fondre avec les autres, du moins j’ai en moi des moyens de contact avec ceux de mon espèce. Mais la femme ! où en prendrai-je la notion psychologique ? Qui me révélera cet être mystérieux qui se présente à l’homme comme maître ou comme esclave, toujours en lutte contre lui ? Et je suis assez insensé pour demander si c’est un être différent de l’homme !…

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

troisième question.

Quelles sont les facultés et les appétits qui différencient l’homme et la femme dans l’ordre de la création ?

On est convenu de dire que, dans les hautes études, dans la métaphysique comme dans les sciences exactes, la femme a moins de capacités que l’homme. Ce n’est point l’avis de Bayle, et c’est un point très-controversable. Qu’en savons-nous ? Leur éducation les détourne des études sérieuses, nos préjugés les leur interdisent… Ajoutez que nous avons des exemples du contraire.

Quelle logique divine aurait donc présidé à la création d’un être si nécessaire à l’homme, si capable de le gouverner, et pourtant inférieur à lui ?

Il y aurait donc des âmes femelles et des âmes mâles ? Mais cette différence constituerait-elle l’inégalité ? On est convenu de les regarder comme supérieures dans l’ordre des sentiments, et je croirais volontiers qu’elles le sont, ne fût-ce que par le sentiment maternel… Ô ma mère !…

S’il est vrai qu’elles aient moins d’intelligence et plus de cœur, où est l’infériorité de leur nature ? J’ai démontré cela en traitant de la nature de l’homme, deuxième question.

CAHIER No 2. — JOURNAL.

27, minuit.

Quel temps à porter la mort dans l’âme !… Encore ce soir, j’ai trop lu et trop peu travaillé. Héloïse, sainte Thérèse, divines figures, créations sublimes du grand artiste de l’univers !

Des sons lamentables assiègent mon oreille. Ce n’est pas une voix humaine, ce grognement sourd. Est-ce le bruit d’un métier ?

J’ai ouvert ma fenêtre, malgré le froid, pour essayer de comprendre ce bruit désagréable qui m’eût empêché de dormir si je n’en avais découvert la cause.

J’ai entendu plus distinctement : c’est le son d’un instrument qu’on appelle, je crois, une contre-basse.

La voix plus claire des violons m’a expliqué que cela faisait partie d’un orchestre jouant des contredanses. Il y a des gens qui dansent par un temps pareil ! quand la mort semble planer sur cette ville funeste !

Comme elle est triste, entendue ainsi à distance, et par rafales interrompues, leur musique de fête !

Cette basse, dont la vibration pénètre seule, par le courant d’air de ma cheminée, et qui répète à satiété sa lugubre ritournelle, ressemble au gémissement d’une sorcière volant sur mon toit pour rejoindre le sabbat.

Je m’imagine que ce sont des spectres qui dansent ainsi au milieu d’une nuit si noire et si effrayante !


30 décembre.

Mon travail n’avance pas ; l’isolement me tue. Si j’étais sain de corps et d’esprit, la foi reviendrait. La confiance en Dieu, l’amour de Dieu qui a fait tant de grands saints et de grands esprits, et que ce siècle malheureux ne connaît plus, viendrait jeter la lumière de la synthèse sur les diverses parties de mon œuvre. Oui, je dirais à Dieu : Tu es souverainement juste, souverainement bon ; tu n’as pas pu asservir, dans tes sublimes desseins, l’esclave au maître, le pauvre au riche, le faible au fort, la femme à l’homme par conséquent ; et je saurais alors établir ces différences qui marquent les sexes de signes divins, et qui les revêtent de fonctions diverses sans élever l’un au-dessus de l’autre dans l’ordre des êtres humains. Mais je ne sais point expliquer ces différences, et je ne suis assez lié avec aucune femme pour qu’elle puisse m’ouvrir son âme et m’éclairer sur ses véritables aptitudes. Étudierai-je la femme seulement dans l’histoire ? Mais l’histoire n’a enregistré que de puissantes exceptions. Le rôle de la femme du peuple, de la masse féminine, n’a pas d’initiative intellectuelle dans l’histoire.

Depuis huit jours que la houe et le froid noir me retiennent prisonnier, je n’ai pas vu d’autre visage féminin que celui de ma vieille portière : serait-ce là une femme ? Ce monstre me fait horreur. C’est l’emblème de la cupidité, et pourtant elle est d’une probité à toute épreuve ; mais c’est la probité parcimonieuse des âmes de glace, c’est le respect du tien et du mien poussé jusqu’à la frénésie, jusqu’à l’extravagance.

Être réduit par la pauvreté à regarder comme un bienfaiteur un être semblable, parce qu’il ne vous prend rien de ce qui n’est pas son salaire !

Mais quelle âpreté au salaire résulte de ce respect fanatique pour la propriété ! Elle ne me volerait pas un centime, mais elle ne ferait point trois pas pour moi sans me les taxer parcimonieusement. Avec quelle cruauté elle retient les nippes des malheureux qui habitent les mansardes voisines lorsqu’ils ne peuvent payer leur terme ! Je sais que cette cruauté lui est commandée ; mais quels sont donc alors les bourreaux qui font payer le loyer de ces demeures maudites ? et n’est-il pas honteux qu’on arme ainsi le frère contre le frère, le pauvre contre le pauvre ! Eh quoi ! les riches qui ont tout, qui paient si cher aux étages inférieurs, dans ces riches quartiers, ne suffisent pas pour le revenu de la maison, et on ne peut faire grâce au prolétaire qui n’a rien, de cinquante francs par an ! on ne peut pas même le chasser sans le dépouiller !

Ce matin on a saisi les haillons d’une pauvre ouvrière qui s’enfuyait : un châle qui ne vaut pas cinq francs, une robe qui n’en vaut pas trois ! Le froid qui règne n’a pas attendri les exécuteurs. J’ai racheté les haillons de l’infortunée. Mais de quoi sert que quelques êtres sensés