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ISIDORA.

de faire un nouvel effort pour chasser le démon. Elle semblait prier pour elle ; tout en la priant elle-même de se laisser sauver.

Jacques s’attendait si peu à un tel résultat de l’entrevue de ces deux femmes, qu’il resta comme pétrifié de surprise devant l’admirable groupe qu’elles formaient devant lui. Toutes deux en deuil, toutes deux pâles : l’une toute semblable à un ange de miséricorde, l’autre à l’archange rebelle qui mesure l’espace entre l’abîme et le firmament.

Cependant l’habitude de s’observer et de se contraindre était si forte chez cette dernière qu’elle y obéissait encore machinalement. Elle fut la première à s’apercevoir du léger bruit que fit l’entrée de Jacques, et, sortant de sa torpeur par un grand effort, elle recouvra la parole. « Je suis insensée, dit-elle à voix basse à sa belle-sœur. L’état où je suis me rendrait importune si je restais plus longtemps. Permettez-moi de m’en aller tout de suite. Il vous arrive du monde, et je ne veux pas qu’on me voie chez vous. Oh ! à présent que je vous connais, je vous aime, et je ne veux pas vous exposer à des chagrins pour moi ; j’aimerais mieux ne vous revoir jamais. Mais je vous reverrai, n’est-ce pas ? Oh ! permettez-moi de revenir en secret ! je vous le demanderais à genoux si nous étions seules.

— Je veux que vous reveniez, répondit Alice en l’aidant à se lever, et bientôt j’espère que ce ne sera plus en secret. Pendant quelques jours encore permettez-moi de causer seule, librement avec vous.

— Quand ordonnez-vous que je revienne ? dit Isidora, soumise comme un enfant.

— Si je croyais vous trouver seule chez vous…

— Vous me trouverez toujours seule.

— À certaines heures ? lesquelles ?

— À toutes les heures. Avec l’espéranee de vous voir un instant, je fermerai ma porte toute la journée.

— Mais quels jours ?

— Tous les jours de ma vie s’il le faut, pour vous voir un seul jour.

— Mon Dieu ! que vous me touchez ! que vous me paraissez aimante !

— Oh ! je l’ai été, et je le deviendrai si vous voulez m’aimer un peu. Mais ne dites rien encore ; ce serait de la pitié peut-être. Tenez, vous ne pouvez pas venir chez moi ostensiblement, cela peut attirer sur vous quelque blâme. Je sais qu’on a une détestable opinion de moi dans votre famille. Je croirais que je la mérite si vous la partagiez. Mais je ne veux pas que mon bon ange souffre pour le bien qu’il veut me faire. Venez chez moi par les jardins. Il y a une petite porte de communication dans votre mur ; près de la porte une serre remplie de fleurs, où vous pouvez vous tenir sans que personne vous voie, et où vous me trouverez toujours occupée à vous aimer et à vous attendre. »

Malgré tout ce qu’il y avait d’affectueux dans ces paroles, le souvenir de cette petite porte, de c[[Catégorie:]]e mur mitoyen et de cette serre fut un coup de poignard qui réveilla les douleurs personnelles d’Alice. Elle se rappela Jacques Laurent, tourna brusquement la tête, et le vit au fond de l’appartement où il s’était timidement réfugié, tandis qu’elle conduisait lentement Isidora vers l’issue opposée, en parlant bas avec elle. Elle promit, mais sans s’apercevoir cette fois de la joie et de la reconnaissance d’Isidora. Enfin, voyant que celle-ci sortait et se soutenait à peine, tant l’émotion l’avait brisée, elle appela Jacques avec un sentiment de grandeur et de jalousie indéfinissable.

« Mon ami, lui dit-elle, donnez donc le bras à ma belle-sœur, qui est souffrante, et conduisez-la à sa voiture.

— Sa belle-sœur ! pensa la courtisane. Elle ose m’appeler ainsi devant un de ses amis ! elle n’en rougit pas ! » et elle revint vers Alice pour la remercier du regard et saisir une dernière fois sa main qu’elle porta à ses lèvres. Dans son émotion délicieuse, elle vit Jacques confusément, sans le regarder, sans le reconnaître, et accepta son bras, sans pouvoir détacher ses yeux du visage d’Alice, et comme Jacques, embarrassé de sa préoccupation, lui rappelait qu’il la conduisait à sa voiture :

« Je suis à pied, dit-elle. Quand on demeure porte à porte ! Et, tenez, si la petite porte du jardin n’est pas condamnée, ce sera beaucoup plus court par là.

— Je vais sonner pour qu’on aille ouvrir, dit Alice ; » et elle sonna en effet. Mais son âme se brisa en voyant Isidora, appuyée sur le bras de Jacques, descendre le perron du jardin, et se diriger vers le lieu de leurs anciens rendez-vous. Elle eut la pensée de les suivre. Rien n’eût été plus simple que de reconduire elle-même sa belle-sœur par ce chemin ; rien ne lui parut plus monstrueux, plus impossible que cet acte de surveillance, tant il lui répugna. Elle ne pouvait pas supposer qu’Isidora n’eût pas reconnu Jacques. « Comme elle se contient jusqu’au milieu de l’attendrissement ! se disait-elle. Et lui, comme il a paru calme ! Quelle puissance dans une passion qui se cache ainsi ! Ne sais-je pas moi-même que plus l’âme est perdue, plus l’apparence est sauvée ? »

Elle s’accouda sur la cheminée, l’œil fixé sur la pendule, l’oreille tendue au moindre bruit, et comptant les minutes qui allaient s’écouler entre le départ et le retour de Jacques.

Isidora et Jacques marchaient sans se parler. Elle était plongée dans un attendrissement profond et délicieux, et ne songeait pas plus à regarder l’homme qui lui donnait le bras que s’il eût été une machine. Il s’applaudissait d’avoir échappé à l’embarras d’une reconnaissance, et, pensant à la bonté d’Alice, lui aussi, il se gardait bien de rompre le silence ; mais un hasard devait déjouer cette heureuse combinaison du hasard. Le domestique qui marchait devant eux s’était trompé de clef, et lorsqu’il l’eut vainement essayée dans la serrure, il s’accusa d’une méprise, posa sur le socle d’un grand vase de terre cuite, destiné à contenir des fleurs, la bougie qu’il tenait à la main, et se prit à courir à toutes jambes vers la maison pour rapporter la clef nécessaire.

Jacques Laurent resta donc tête à tête avec son ancienne amante sous l’ombrage de ces grands arbres qu’il avait tant aimés, devant cette porte qui lui rappelait leur première entrevue, et dans une situation tout à fait embarrassante pour un homme qui n’aime plus. L’air d’un soir chargé d’orage, c’est-à-dire lourd et chaud, ne faisait pas vaciller la flamme de la bougie, et son visage se trouvait si bien éclairé qu’au premier moment Isidora devait le reconnaître, à moins que, dans la foule de ses souvenirs, le souvenir d’un amour si promptement satisfait, si promptement brisé, pût ne pas trouver place parmi tant d’autres.

Il affectait de détourner la tête, cherchant ce qu’il avait à dire, ou plutôt ce qu’il pouvait se dispenser de dire pour ne pas manquer à la bienséance. Offrir à sa compagne préoccupée de la conduire à un banc en attendant le retour du domestique, lui demander pardon de ce contre-temps, rien ne pouvait se dire en assez peu de mots pour que sa voix ne risquât pas de frapper l’attention. Il crut sortir d’embarras en apercevant une de ces chaises de bois qu’on laisse dans les jardins, et il fit un mouvement pour quitter le bras de madame de S… afin d’aller lui chercher ce siège. Ce pouvait être une politesse muette. Il se crut sauvé. Mais tout à coup il sentit son bras retenu par la main d’Isidora qui lui dit avec vivacité :

— Mais, Monsieur, je vous connais, vous êtes… Mon Dieu, n’êtes-vous pas…

— Je suis Jacques Laurent, répondit avec résignation le timide jeune homme, incapable de soutenir aucune espèce de feinte, et jugeant d’ailleurs qu’il était impossible d’éviter plus longtemps cette crise délicate. Puis, comme il sentit le bras d’Isidora presser le sien impétueusement, un sentiment de méfiance, et peut-être de ressentiment, lui rendit le courage de sa fierté naturelle. « Probablement, Madame, lui dit-il, ce nom est aussi vague dans vos souvenirs que les traits de l’homme qui le porte.

— Jacques Laurent, s’écria madame de S…, sans répondre à ce froid commentaire, Jacques Laurent ici, chez madame de T… ! et dans cet endroit !… Ah ! cet endroit qui m’a fait vous reconnaître, je ne l’ai pas revu sans une émotion terrible, et j’ai été comme forcée de