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ISIDORA.

toujours dans le sein meurtri et souillé d’Isidora ; elle s’y agite en vain, personne ne veut lui rendre la vie ; elle ne peut ni vivre ni mourir. Vraiment je suis un tombeau où l’on a enfermé une personne vivante. Ah ! philosophe sans intelligence et sans entrailles, tu ne comprends rien à un pareil supplice, et cette agonie te fait sourire de pitié. Sois maudit, toi que j’ai tant aimé, toi que seul parmi tous les hommes, je croyais capable d’un grand amour ! puisses-tu être puni du même supplice ! puisses-tu te survivre à toi-même et conserver le désir du bien, après avoir perdu la foi ! »

Son voile noir était tombé sur ses épaules, et sa longue chevelure, déroulée par l’humidité de la nuit, flottait éparse sur sa poitrine agitée. La lune, en frappant sur le vitrage de la serre, semait sur elle de pâles clartés dont le reflet bleuâtre la faisait paraître plus belle et plus effrayante. Elle ressemblait à lady Macbeth évoquant dans ses malédictions et dans ses terreurs les esprits malfaisants de la nuit.

Le cœur de Jacques se rouvrit à la pitié et à une sorte d’admiration pour ce principe d’amour et de grandeur qu’une vie funeste n’avait pu étouffer en elle ; une âme vulgaire ne pouvait pas souffrir ainsi.

« Julie, lui dit-il, en lui prenant le bras avec énergie, reviens donc à toi-même ; s’il ne faut pour cela que rencontrer un cœur ami, ne l’as-tu pas trouvé aujourd’hui ? N’étais-tu pas tout à l’heure affectueusement pressée dans les bras d’un être généreux, excellent entre tous ? Cette femme qui, en dépit des préjugés du monde, t’a nommée sa sœur et t’a promis de venir ici pour te consoler et te bénir, n’est-ce donc pas un secours que le ciel t’envoie ? n’est-ce donc pas un messager de consolation qui doit briser la pierre de ton cercueil ? Ta fierté implacable, qui repoussait jadis le pardon de l’amour, refusera-t-elle la nouvelle alliance de l’amitié ? Ne m’attribuez pas les généreux mouvements de cette noble femme. Son cœur n’a pas besoin d’enseignement ; mais sachez bien que si elle en avait besoin, et si j’avais sur elle l’influence qu’il vous a plu tout à l’heure de m’attribuer, je voudrais que vous dussiez le repos de votre conscience et la guérison de vos blessures à cette main de femme, plutôt qu’à celle d’aucun homme. »

L’exaspération d’Isidora était déjà tombée, comme le vent capricieux de l’orage lorsqu’il s’abat sur les plantes et semble s’endormir en touchant la terre. Mobile comme l’atmosphère, en effet, elle écoutait Jacques d’un air moitié soumis, moitié incrédule.

« Tu as peut-être raison, dit-elle, peut-être ! Je n’en sais rien encore, j’ai besoin de me recueillir, de m’interroger. Je suis partagée entre deux élans contraires : l’un, qui me pousse aux genoux de cette femme au front d’ange, l’autre, qui me fait haïr et craindre la protection de cette dame à la voix de sirène. Une dévote, peut-être ! qui veut me mener à l’église et me présenter au monde des sacristies, comme un trophée de sa béate victoire. Ah ! que sais-je ? En Italie aussi, des femmes de qualité ont voulu me convertir. Elles m’appelaient dans leur oratoire, et m’eussent chassée de leur salon. Faudrait-il passer par le confessionnal et la communion pour entrer chez ma belle-sœur ? Ah ! jamais ! jamais de bassesse ! de l’insolence, de la haine, des outrages, je le veux bien, mais de l’hypocrisie et de la honte, jamais !

— Et vous avez raison, reprit Jacques ; à ces craintes, je vois que vous êtes toujours injuste ; mais, à ces résistances, je vois que vous avez la vraie fierté. Mais me croyez-vous donc enrôlé parmi les jésuites de salons, que vous me supposez capable de vous engager dans de si lâches intrigues ? sachez que madame de T… n’est pas dévote.

— Pardonnez-moi tout ce que je dis, Jacques, vous voyez bien que je n’ai pas ma tête. Ma pauvre tête que, ce matin, je croyais si forte et si froide, elle a été brisée, ce soir, par trop d’émotions. Cette femme m’a enivrée avec sa bonté et ses caresses, et toi, tu m’as tuée avec ta figure douce et tes blonds cheveux, m’apparaissant tout à coup comme le spectre du passé devant cette porte, dans ce lieu fatal où je t’ai vu pour ne jamais t’oublier. Ah ! que je t’ai aimé, Jacques ! Tu ne l’as jamais su, et tu as pu ne pas le croire. Ma conduite avec toi t’a paru odieuse. Elle était sage, elle était dévouée ; je sentais que je n’étais pas digne de toi, que tu ne pourrais jamais oublier ma vie, qu’en devenant passionné tu allais devenir le plus malheureux des hommes. Je n’ai pas voulu changer en une vie de larmes ce souvenir d’une nuit de délices. Et, qu’est-ce que je dis ? ce n’est pas cette nuit-là que je me suis rappelée avec le plus de bonheur et de regrets. C’est ce premier amour enthousiaste et timide que tu avais pour moi lorsque tu ne me connaissais que sous le nom de Julie, lorsque tu me croyais une femme pure, lorsque tu venais ici tout tremblant, et que, n’osant me parler de ton amour, tu me parlais de mes camélias. Ah ! ne m’ôte pas ce souvenir, Jacques, et quelque coupable que tu m’aies jugée depuis, quelque insensée que je te paraisse encore, ne me reprends pas le passé, ne me dis pas que tu n’as pas senti pour moi un véritable amour ; c’est le seul amour de ma vie, vois-tu, c’est mon rêve, c’est mon roman de jeune fille, commencé à trente ans, fini en moins de deux semaines !… fini ! oh non ! ce rêve ne m’a jamais quittée. Il ne finira qu’avec ma vie ; Je n’ai aimé qu’une fois, je n’ai aimé qu’un seul homme, et cet homme c’est toi, Jacques : ne le savais-tu point, ne le vois-tu pas ? Je t’ai emporté dans le secret de mon cœur, et je t’y ai gardé comme mon unique trésor. Depuis trois ans, il ne s’est pas passé un jour, une heure, où je n’aie été plongée dans le ravissement de mon souvenir. C’est là ce qui m’a fait vivre, c’est là ce qui m’a donné la force d’être irréprochable dans mes actions depuis trois ans, comme j’étais irréprochable dans mes pensées. Je voulais me purifier par une vie régulière, par des habitudes de fidélité. J’ai essayé d’aimer Félix de S… comme on aime un mari quand on n’a pas d’amour pour lui et qu’on respecte son honneur. Et lui, le crédule jeune homme, s’est cru aimé du jour où j’ai eu une véritable passion dans l’âme pour un autre. Mais il a eu raison de m’estimer et de me respecter au point de vouloir me donner son nom. Ne lui avais-je pas sacrifié la satisfaction du seul amour que j’aie véritablement senti ? Aussi, quand j’ai accepté ce nom et cette formalité significative du mariage, j’ai songé à toi, Jacques, je me suis dit : Si Félix revient à la vie, du moins Jacques saura que j’ai mérité d’être réhabilitée ; s’il succombe, Jacques me reverra purifiée, ce ne sera plus une courtisane qu’il pressera en frissonnant contre sa poitrine, ce sera la comtesse de S…, la veuve d’un honnête bomme, une femme indépendante de tout lien honteux, une maîtresse fidèle, éprouvée par trois ans d’absence et libre de se donner après un combat de trois ans contre les hommes et contre lui-même… Oh ! Jacques, c’est ainsi que je t’ai aimé, et je reviens ici, je me berce depuis vingt-quatre heures des plus doux rêves. Je caresse mille projets, je m’endors dans les délices de mon imagination en attendant que je fasse des démarches pour te chercher et te retrouver ; et tout à coup le roman infernal de ma destinée s’accomplit : tu parais devant moi, tu sembles sortir de terre, juste à l’endroit où je t’ai vu pour la première fois ! Je t’enlève, je t’entraîne ici, parmi ces fleurs, où pour la première fois tu m’as parlé… Nous sommes seuls… je suis encore belle… je t’aime avec passion… et toi tu ne m’aimes plus ! oh ! c’est horrible, et voilà toute ma vie expiée dans ce seul instant. »

La pâle traduction que nous venons de donner des paroles d’Isidora ne saurait donner une idée de son éloquence naturelle. Ce don de la parole, quelques femmes, même les femmes vulgaires en apparence, le possèdent à un degré remarquable et l’exercent jusque sur des sujets frivoles. La profession d’avocat conviendrait merveilleusement à certaines femmes du peuple que vous avez dû rencontrer aussi bien que moi, et sur les lèvres desquelles le discours venait de lui-même s’arranger à propos du moindre objet de négoce ou du moindre récit de l’événement du quartier. Les Parisiennes ont particulièrement cette faculté oratoire, cette propension à énoncer leur pensée sous des formes pittoresques ou littéraires et avec une pantomime animée, gracieuse ou plaisante,