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ISIDORA.

voile sur sa tête, elle s’élança vers lui et prit son bras avec une vivacité touchante. « Ah que je vous remercie ! lui dit-elle en courant avec lui, comme une jeune fille, à travers les jardins. Quelle bonne mission vous remplissez là ! Je croyais qu’elle m’avait déjà oubliée, et je ne vivais plus.

— Elle a été malade, dit Jacques.

— Sérieusement ; mon Dieu ?

— Je ne pense pas ; cependant elle est fort changée. »

Le pressentiment de la vérité traversa l’esprit pénétrant d’Isidora.

Lorsqu’elle songeait à la conduite d’Alice, elle était près de tout deviner ; mais, lorsqu’elle la voyait, ses soupçons s’évanouissaient. C’est ce qui lui arriva encore, lorsque Alice la reçut avec un rayon de bonheur dans les yeux et les bras loyalement ouverts à ses tendres caresses. L’impétueuse et indomptée Isidora ne pouvait élever sa pensée jusqu’à comprendre la fermeté patiente d’un tel martyre, la sublime générosité d’un tel effort.

Et cependant Isidora n’était pas incapable d’un aussi grand sacrifice ; mais elle l’eût accompli autrement, et l’orage de sa passion vaincue eût fait trembler la terre sous ses pieds.

Quel orage pourtant, que celui qui avait passé sur la tête d’Alice ! quelle tempête avait bouleversé tous les éléments de son être durant cette longue nuit dont le calme avait tant effrayé Jacques ! et il n’en avait pourtant pas coûté la vie à un brin d’herbe.

Les sanglots d’Alice n’étaient pas sortis de sa poitrine ; ses soupirs n’avaient fait tomber aucune feuille de rose autour d’elle.

Je ne me suis pas promis d’écrire des événements, mais une histoire intime. Je ne finirai par aucun coup de théâtre, par aucun fait imprévu. Alice, Isidora, Jacques, réunis ce soir-là, et souvent depuis, tantôt dans le petit salon, tantôt sur la terrasse du jardin, tantôt dans la belle serre aux camélias, se guérirent peu à peu de leurs secrètes blessures. Isidora fut, chaque jour, plus belle, plus éloquente, plus vraie, plus rajeunie par un amour senti et partagé. Jacques fut, chaque jour, plus frappé et plus pénétré de cet amour qu’il avait tant pleuré, et qui lui revenait, suave et doux comme dans les premiers jours, auprès de Julie, ardent et fort comme il l’avait été aux heures de l’ivresse et de la douleur. Elle aima, par reconnaissance d’abord, puis par entraînement, et, enfin, par enthousiasme ; car Julie retrouvait, avec la confiance, la jeunesse et la puissance de son âme.

Alice fut le lien entre eux. Elle fut la confidente des dernières souffrances et des dernières luttes d’Isidora.

Elle s’attacha à la rendre digne de Jacques, et, sans jamais parler avec lui de leur amour, elle sut lui faire voir et comprendre quel trésor était encore intact au fond de cette âme déchirée. Quant à lui, le noble jeune homme, il le savait bien déjà, puisqu’il avait pu l’aimer alors qu’elle le méritait moins. Mais il avait conçu un idéal plus parfait de l’amour et de la femme en voyant Alice. Par quelle fatalité, étant aimé d’elle, ne put-il jamais le savoir ? Et elle, par quel excès de modestie et de fierté fut-elle trop longtemps aveuglée sur les véritables sentiments qu’elle lui avait inspirés ? Ces deux âmes étaient trop pudiques et trop naïves, et, disons-le encore une fois, trop éprises l’une de l’autre, pour se deviner et se posséder. Leur amour n’était pas de ce monde ; il n’y put trouver place. Une nature toute d’expansion, d’audace et de flamme s’empara de Jacques : et, ne le plaignez pas, il n’est point trop malheureux.

Mais qu’il ignore à jamais le secret d’Alice, car Isidora serait perdue ! Rassurez-vous, il l’ignorera.

Fiez-vous à la dignité d’une âme comme celle d’Alice. Elle a trop souffert pour perdre le fruit d’une victoire si chèrement achetée. Et ce serait bien en vain qu’elle apprendrait maintenant toute la vérité. Le soir où elle compta, en regardant la pendule, les minutes et les heures que son amant passait aux pieds d’une rivale, elle s’était fait ce raisonnement : S’il ne m’aime pas, je ne puis vivre de honte et d’humiliation ; s’il m’aime et qu’il se laisse distraire seulement une heure, je ne pourrai jamais le lui pardonner. Dans tous les cas, il faut que je guérisse.

Ne la trouvez pas trop orgueilleuse.

À vingt-cinq ans, elle n’avait jamais aimé, et elle s’était fait de l’amour un idéal divin. Elle ne pouvait pas comprendre les faiblesses, les entraînements, les défaillances des amours de ce monde. À la voir si indulgente, si généreuse, si étrangère par conséquent aux passions des autres, on jurerait qu’elle n’essaiera plus d’aimer.

Vous me direz que c’est invraisemblable, et qu’on ne peut pas finir si follement un roman si sérieux. Et si je vous disais qu’Alice est si bien guérie qu’elle en meurt ? vous ne le croiriez pas ; personne ne s’en doute autour d’elle, son médecin moins que personne.

Cependant elle n’est pas condamnée à mort comme malade, dans ma pensée.

Isidora a-t-elle donc embrassé dans Jacques son dernier amour ?

Un jour ne peut-il pas venir où celui d’Alice renaîtra de ses cendres ? celui de Jacques est-il éteint ou assoupi ? n’y aura-t-il jamais entre eux une heure d’éloquente explication ?

Qui sait ? ces romans-là ne sont jamais absolument terminés.


En effet, ce roman ne devait pas finir là, et lorsque nous racontions ce qu’on vient de lire, nous ne connaissions pas bien les pensées de Jacques Laurent. Un an plus tard, nous reçûmes de nouvelles confidences, et les papiers qui tombèrent entre nos mains nous forcent de donner une troisième partie à son histoire.


TROISIÈME PARTIE.

Ce manuscrit serait un peu obscur si le lecteur n’était au courant du double amour qui s’agitait dans le cœur de notre héros. Nous avons pourtant cru devoir conserver les lettres initiales qu’il avait tracées en tête de chaque paragraphe, selon que ses pensées le ramenaient à Isidora, ou l’emportaient vers Alice.

CAHIER I.

Je me croyais jadis un grand philosophe, et je n’étais encore qu’un enfant. Aujourd’hui je voudrais être un homme, et je crains de n’être qu’un mince philosophe, un philosopheur, comme dit Isidora. Et pourquoi cet invincible besoin de soumettre toutes les émotions de ma vie à la froide et implacable logique de la vertu ? La vertu ! ce mot fait bondir d’indignation la rebelle créature que je ne puis ni croire, ni convaincre. Monstrueux hyménée que nos âmes n’ont pu et ne pourront jamais ratifier ! Ce sont les fiançailles du plaisir : rien de plus !

— La vertu ! oui, le mot est pédantesque, j’en conviens, quand il n’est pas naïf. Mon Dieu, vous seul savez pourtant que pour moi c’est un mot sacré. Non, je n’y attache pas ce risible orgueil qu’elle me suppose si durement ; non, pour aimer et désirer la vertu, je ne me crois pas supérieur aux autres hommes, puisque, plus j’étudie les lois de la vérité, plus je me trouve égaré loin de ses chemins, et comme perdu dans une vie d’illusion et d’erreur. Funeste erreur que celle qui nous entraîne sans nous aveugler ! Illusions déplorables que celles qui nous laissent entrevoir la réalité derrière un voile trop facile à soulever !

Et j’écrivais sur la philosophie ! et je prétendais composer un traité, formuler le code d’une société idéale, et proposer aux hommes un nouveau contrat social !… Eh bien, oui, je prétendais, comme tant d’autres, instruire et corriger mes semblables, et je n’ai pu ni m’instruire ni me corriger moi-même. Heureusement mon livre n’a pas été fini ; heureusement il n’a point paru ; heureusement je me suis aperçu à temps que je n’avais pas reçu d’en haut la mission d’enseigner, et que j’avais tout à