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ISIDORA.

apprendre. Je n’ai pas grossi le nombre de ces écoliers superbes, qui, tout gonflés des leçons de leurs maîtres, s’en vont endoctrinant le siècle, sans porter en eux-mêmes la lumière et la force qu’ils aspirent à répandre ! Cela m’a sauvé d’un ridicule aux yeux d’autrui. Mais, à mes propres yeux, en suis-je purgé ?

Triste cœur, tu es mécontent de toi-même dans le passé, parce que tu es honteux de toi-même dans le présent. Et pourtant tu valais mieux, en effet, alors que tu te croyais meilleur. Tu étais sincère, tu n’avais rien à combattre ; tu aimais le beau avec passion ; tu te nourrissais de contemplations idéales ; tu te croyais de la race des fanatiques… Tu ne te savais pas faible ; tu ne savais pas que tu ne savais pas souffrir !…

CAHIER I.

Et pourquoi n’ai-je pas su souffrir ? pourquoi ai-je voulu être heureux en étant juste ? Mon Dieu, suprême sagesse, suprême bonté ! vous qui pardonnez à nos faibles aspirations et qui ne condamnez pas sans retour, vous savez pourtant que je demandais peu de chose sur la terre. Je ne voulais ni richesses, ni gloire, ni plaisirs, ni puissance : oh ! vous le savez, je ne soupirais pas après les vanités humaines ; j’acceptais la plus humble condition, la plus obscure influence, les privations les plus austères.

Quand la misère ployait mon pauvre corps, je ne sentais d’amertume dans mon cœur que pour la souffrance de mes frères… Tout ce que je me permettais d’espérer, c’était de trouver dans mon abnégation sa propre récompense, une âme calme, des pensées toujours pures, une douce joie dans la pratique du bien…

Et quand l’amour est venu s’emparer de ma jeunesse, quand une femme m’est apparue comme le résumé des bienfaits de votre providence, quand j’ai cru qu’il suffisait d’aimer de toute la puissance de mon être pour être aimé avec droiture et abandon, il s’est trouvé que cet être si fier et si beau était maudit, que cette fleur si suave avait un ver rongeur dans le sein, et que je ne serais aimé d’elle qu’à la condition de souffrir mortellement.

Eh bien, mon Dieu, j’ai accepté cela encore ! Elle s’est arrachée de mes bras, et je l’ai perdue sans amertume, sans ressentiment ; j’ai consenti à l’attendre, à la retrouver, et, pendant des années, je l’ai aimée dans la douleur et dans la pitié, sans certitude… que dis-je ? sans espoir d’être aimé ? Et pendant ces sombres et lentes années, abattu, mais non brisé, triste, mais non irrité, j’élevais mon âme selon mes forces, à la contemplation des vérités éternelles. Je vivais dans la pureté, j’essayais de répandre autour de moi l’amour du bien, je ne cherchais la récompense de mes humbles travaux que dans les charmes enthousiastes de l’étude. Et puis, lorsque de secrètes douleurs, ignorées de tous, à peine avouées par moi-même, sont venues me troubler, j’ai refoulé mon mal bien avant dans ma poitrine, je ne me suis pas plaint, j’ai respecté le calme sublime d’un autre cœur dont la possession m’eût fait oublier toute ma pâle et morne existence, en vain immolée à une femme orgueilleuse et coupable… Cette fois encore j’ai aimé en silence, et l’indifférence ne m’a pas trouvé plus audacieux et plus vain que n’avait fait le parjure et l’ingratitude…

CAHIER A.

Mais je ne veux pas me rappeler cela… cela doit être comme n’existant pas, et mes yeux ne liront point ici ce nom que ma main n’a jamais osé tracer… Je goûtais, d’ailleurs, dans ce mystère de mes pensées, une sorte de volupté navrante. Je sacrifiais mes agitations au repos d’une âme sublime.

CAHIER A.

Toujours ce souvenir secret, toujours ce vœu étouffé !… Écartons-le à jamais ! mon âme n’est plus un sanctuaire digne de le contenir ; elle est trop troublée, trop endolorie. Il faut un lac aussi pur que le ciel pour refléter la figure d’un ange.

CAHIER I.

Quand j’ai retrouvé cette femme terrible et funeste, qui avait eu mes premiers transports, je ne l’aimais plus. Hélas ! non. Je chercherais vainement à vous tromper, ô vérité incréée ! Je ne l’aimais plus, je ne la désirais plus ; son apparition a été pour moi comme un châtiment céleste pour des fautes que je n’ai pourtant pas conscience d’avoir commises. Elle a cru m’aimer encore, elle croit m’avoir toujours aimé, elle veut que je l’aime ; elle le dit, du moins, elle se le persuade peut-être, et elle me le persuade à moi-même. Ma destinée bizarre la jette dans ma vie comme un devoir, et je l’accepte. Ne dit-elle pas que si je l’abandonne elle est perdue, rendue à l’égarement du vice, au mal du désespoir ? Et à voir comme cette belle âme est agitée, je ne saurais douter des périls qui la menacent si je ne lui sers pas d’égide !… Eh bien, mon Dieu, faites donc que dans l’accomplissement d’un devoir il y ait une joie, un repos, du moins, quelque chose qui nous donne la force de persévérer et qui nous avertisse que vous êtes content de nous ! Malheureux humains que nous sommes ![1] si nous sentions cela, du moins ! si nos pensées pouvaient s’élever assez par l’exaltation de la prière, pour arracher à la vérité éternelle un reflet de sa clarté, un rayon de sa chaleur, une étincelle de sa vie ! Mais nous ne savons rien ! nous nous traînons dans les ténèbres, incertains si c’est le mal ou le bien qui s’accomplit en nous et par nous. Nous n’avons pas plus tôt renoncé à un objet de nos désirs, que l’objet du sacrifice nous semble celui qu’il aurait fallu sacrifier. Nous nous dépouillons pour donner, et la main qui nous implorait se ferme et nous repousse. Nous arrosons de nos pleurs une terre qui promettait des fleurs et des fruits ; elle se sèche et produit des ronces ! Épouvantés, nous nous laissons déchirer par ses épines, et nous nous demandons s’il faut la maudire ou l’arroser de notre sang jusqu’à ce qu’il n’en reste plus ! Sombre image de la parabole du bon grain ! Ô semeurs opiniâtres et inutiles que nous sommes ! Les rochers se dressent dans le désert, et nous tombons épuisés avant la fin du jour !

CAHIER A.

Pourquoi donc sa vie semble-t-elle s’épuiser comme une coupe que le soleil pompe et dessèche, sans qu’il s’en soit répandu une seule goutte au dehors ? Mais silence, ô mon cœur ! ce n’est pas pour elle que tu dois souffrir ; ton martyre lui est étranger, inutile… Il lui serait indifférent, sans doute… C’est pour une autre que tu dois saigner sans relâche. Oh ! qu’il serait doux de souffrir pour sauver ce qu’on aime !

CAHIER I.

Souffrir pour sauver ce qu’on n’aime plus… oh ! c’est un martyre que les victimes des religions d’autrefois n’ont pas connu, et qu’elles n’auraient pas compris. Leur immolation avait un but, un résultat clair et vivifiant comme le soleil ; et moi je souffre dans la nuit lugubre, seul avec moi-même, auprès d’un être qui ne me comprend pas, ou qui peut-être me comprend trop. Pourquoi, mon Dieu, n’avez-vous pas fait notre cœur assez généreux ou assez soumis pour qu’il pût s’attacher avec passion aux objets de notre dévouement ? Vous avez fait le cœur de la mère inépuisable et sublime en ce genre ; et j’ai cru que je pourrais aimer une femme comme la mère aime son enfant, sans s’inquiéter de donner mille fois plus qu’elle ne reçoit ; sans chercher d’autre récompense que le bien qu’il doit retirer de son amour ?

  1. On sait que c’est le premier vers du fameux quatrain de J.-J. Rousseau.