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ALDO LE RIMEUR.

Monseigneur de Cantorbery !…
Est, ma foi ! superbe…
(Il se rendort.)
Meg, qui s’est égarée, à tâtons dans la chambre.

Je ne sais plus où je suis… J’ai encore plus froid ici que dans mon lit… Dieu de bonté, j’espérais trouver le poële… mais y a-t-il du bois seulement ? Si mon pauvre enfant était là, du moins il me consolerait… Mais il est allé me chercher quelque chose sans doute… Je ne vois plus du tout. Je n’entends rien, nulle part… Froid, nuit, silence, solitude, vieillesse, que vous êtes tristes ! Je ne me soutiens plus, une étrange défaillance me saisit…

(Aldo rêvant.)
Oui ! oui ! monsieur de Cantorbery !…
Meg

Mes genoux vont se casser si je marche encore ; où m’asseoir dans ces ténèbres ?… (Elle se laisse tomber.)

Aldo

Trust ! mon pauvre chien, est-ce toi qui reviens ? Je t’avais donné à Oscar, mais il paraît que tu veux jeûner avec ton maître… où es-tu, ô le meilleur des hommes, je veux dire des caniches ?…

Meg

Ce carreau est froid… je… je… Dieu tout-puissant, sainte Vierge… je meurs catholique… mon enfant ! mon enf… Aldo ! (Elle meurt.)

Aldo, se relevant à demi.

Pour le coup, on a parlé… Mon nom est parti de ce coin… Je n’ai pas rêvé, peut-être… Voleur ou chien ! qui que tu sois… C’était la voix de ma mère… Ma mère, allons donc ! elle dort là-haut… Je n’ai pas la force d’y aller voir… J’ai peur !… par le diable, j’ai peur ! Misère, tu m’as vaincu ! J’ai cru voir un spectre passer près de moi dans mon sommeil. J’ai entendu une voix qui semblait sortir de la tombe. Fantômes évoqués par la faim, terreurs imbéciles, laissez-moi !… Murailles imprudentes qui m’entendez, gardez-moi bien le secret, car s’il est en vous un écho bavard, qui répète les paroles de ma peur, je vous démolirai pierre à pierre jusqu’à ce que je l’aie arraché de vos entrailles, fût-il caché dans le ciment et scellé dans le granit… Ma mère, m’avez-vous appelé ? (Il se lève tout à fait et se frotte les yeux.) Meg, ma mère ! Pardon ! pardon ! je me suis endormi !… Je divague… J’ai dormi une heure !… L’horloge moqueuse semble me demander ce que j’ai fait du temps ! Tu as dormi, bête stupide !… Tu n’as pas pu lutter une heure… comme les disciples du Christ, tu as mal gardé le jardin des Oliviers. — Jésus ! tu bois en vain l’éternel calice des douleurs humaines ; ton père est sourd, ton frère l’esprit saint a perdu ses ailes de feu. Le cerveau du poëte est aride comme la terre, et le cœur des riches est insensible comme le ciel… Voyons si ce canif aura plus de vertu que ta parole pour conjurer le sommeil. (Il se fait une incision à la poitrine, étouffe un cri et jette le canif.) Votre leçon est incisive, mon bon ami, elle creusera en moi… Passez-moi le calembour, mon esprit ne coupe pas comme votre acier, ma belle petite lame !… Ah ! me voici bien éveillé, Dieu merci ! cette charmante plaie me cuit passablement. Je puis travailler maintenant… Mais qui donc a ainsi bouleversé ma table ?… Quelqu’un est entré ici… Est-ce que j’aurais encore peur ?… Imbécile ! tu es poltron, et pour te guérir, tu répands deux onces de ton sang comme si tu en avais de reste ! et tu gâtes ta chemise comme si tu en avais une autre ! Faquin ! perdras-tu tes habitudes de grand seigneur ?… Je souffre… le froid entre dans cette plaie comme un fer rouge. N’importe, je crois que je vais pouvoir travailler. (Mettant ses deux bras sur sa tête.) Mon courage, mon Dieu ! ma mère !… Il faut que j’aille embrasser ma mère sans la réveiller, cela me portera bonheur. (Il prend sa lumière et sort.) (Il redescend de la soupente d’un air effaré.) Mais où est donc la vieille femme ? Ma mère ! ma mère ! Qu’est-ce qui a pu me voler ma mère ? Je n’avais qu’elle au monde pour causer mon désespoir et conserver mon héroïsme… (Il trouve sa mère sous l’escalier.) Ah !… ma mère est morte ! Dieu me permet donc de mourir aussi, à la fin ! — Comment ! vous êtes morte, ma mère ? (Il la retire de dessous l’escalier et la regarde.) Oui, bien morte ! Froide comme la pierre et raide comme une épée. Ah ! ma mère est morte !… (Il rit aux éclats et tombe en convulsion.) (Après un silence.)

Mais pourquoi êtes-vous déjà morte ? Vous étiez bien pressée d’en finir avec la misère ! Est-ce que je ne vous soignais pas bien ? Étiez-vous mécontente de moi ? Trouviez-vous que j’épargnais ma peine et que je ménageais mon cerveau ? Trouviez-vous mes vers mauvais par hasard, et les critiques de mes envieux vous faisaient-elles rougir d’être la mère d’un si méchant rimeur ? Vous étiez un bas-bleu autrefois dans votre village !… Aujourd’hui vous n’êtes plus qu’un pauvre squelette aux jambes nues. Pauvres jambes, vieux os ! Je vous avais enveloppés encore ce soir avec mon pourpoint !… Est-ce ma faute si la doublure était usée, et l’étoffe mince ? C’est comme l’étoffe dont vous m’avez fait, ô vieille Meg ! J’étais votre septième fils ; tous étaient beaux et grands, musculeux et pleins d’ardeur, excepté moi le dernier venu. C’étaient de vigoureux montagnards, de hardis chasseurs de biches aux flancs bruns ; et pourtant, depuis Dougal le Noir jusqu’à Ryno le Roux, tous sont partis sans songer à vous conduire au cimetière. Il ne vous est resté que le pauvre Aldo, le pâle enfant de votre vieillesse, le fruit débile de vos dernières amours. Et que pouvait-il faire pour vous de plus qu’il n’a fait ? que ne lui donniez-vous comme à vos autres fils une large poitrine et de mâles épaules ! Cette petite main de femme que voici pouvait-elle manier les armes du bandit, ou la carabine du braconnier ? Pouvait-elle soulever la rame du pêcheur et boxer avec l’esturgeon ? Vous n’aviez rien espéré de moi, et, me voyant si chétif, vous n’aviez même pas daigné me faire apprendre à lire. — Et quand tous vous ont manqué, quand vous vous êtes trouvée seule avec votre avorton, n’avez-vous pas été surprise de découvrir que je ne sais quel coin de son cerveau avait retenu et commenté les chants de nos bardes ! Quand cette voix grêle a su faire entendre des mélodies sauvages qui ont ému les hommes blasés des villes, et qui leur ont rappelé des idées perdues, des sentiments oubliés depuis longtemps, vous avez embrassé votre fils sur le front, sanctuaire d’un génie que vous aviez enfanté sans le savoir. Eh bien ! ne pouviez-vous attendre quelques jours encore ? La richesse allait venir peut-être. Votre vieillesse allait s’asseoir dans un palais, et vous êtes partie pour un monde où je ne puis plus rien pour vous. Tâchez, si vous allez en purgatoire, que les bras de mes frères vous délivrent et vous ouvrent les portes du ciel… Pour moi, je n’ai plus rien à faire, ma tâche est finie. Toutes les herbes de la verte Innisfail peuvent pousser dans mon cerveau maintenant, je le mets en friche… Il est temps que je me repose ; j’ai assez souffert pour toi, vieille femme, spectre blême, dont le souvenir sacré m’a fait accomplir de si rudes travaux, apprendre tant de choses ardues, passer tant de nuits glacées sans sommeil et sans manteau ! Sans toi, sans l’amour que j’avais pour toi, je n’aurais jamais été rien. Pourquoi m’abandonnes-tu au moment où j’allais être quelque chose ? Tu m’ôtes une récompense que je méritais ; c’était de te voir heureuse, et tu meurs dans le plus odieux jour de notre misère, dans la plus rude de mes fatigues ! Ô mère ingrate, qu’ai-je fait pour que tu m’ôtes déjà mon unique désir de gloire, ma seule espérance dans la vie, l’honnête orgueil d’être un bon fils !… Vieux sein desséché qui as allaité six hommes et demi, reçois ce baiser de reproche, de douleur et d’amour… ( Il se jette sur elle en sanglotant.) — Hélas ! ma mère est morte !


Scène III

JANE, ALDO.
Jane

Est-ce que votre mère est morte ? Hélas ! quelle douleur !