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JACQUES.

merai toujours ! Pourquoi, au moment de les dire, vous arrêtez-vous comme frappé de la crainte de commettre un sacrilège ? Vous pouvez répondre d’une éternelle amitié, vous pouvez promettre un dévouement sublime, un désintéressement héroïque, une générosité au-dessus de tous les préjugés, capable de tous les sacrifices, de toutes les douleurs, mais quant au reste, il ne dépend pas de vous ! Ces paroles sont affreuses, Jacques, effacez-les ; je vous renvoie votre lettre. Je ne veux pas de ces autres serments, je n’en ai pas besoin ; ils ont l’air d’un traité, d’une capitulation entre nous. Quand vous me pressez sur votre cœur en me disant : « Ô mon enfant, que je t’aime ! » je suis bien plus sûre de mon bonheur.

XVI.

DE JACQUES À FERNANDE.
De Tours, le…

Ange de ma vie, dernier rayon du soleil qui luira sur mon front chauve ! ne me rends pas fou, épargne ton vieux Jacques, il a besoin de sa raison et de sa force… Tu ne sais pas, tu ne sais pas, pauvre enfant, ce que tu promets et ce que tu demandes. Tu ne songes pas que tu as dix-sept ans et moi le double ; que tu seras encore une enfant quand je serai vieux ; que l’avenir est plein d’effroi pour moi, si je m’abandonne à de trop riants désirs, à de trop folles ambitions. Et tu crois que c’est la crainte de changer d’amour qui m’empêche de te promettre le même amour que tu me jures ? Sais-tu que je n’ai jamais changé le premier, et que, dès les jours les plus ardents de ma jeunesse, après ma première déception, je suis resté cinq ans entiers sans aimer et sans regarder une seule femme ? Est-ce là passer aisément d’une passion à une autre ? Va, ceux qui prétendent m’avoir étudié et qui essaient de te raconter ma vie ne connaissent guère ni l’un ni l’autre. T’ont-ils dit qu’avant de renoncer à une affection j’y avais été contraint par le mépris ? Savent ils ce qu’eût été pour moi une passion fondée sur une estime réelle ? Savent-ils seulement ce qu’il m’en a coûté pour ne pas pardonner, et combien j’ai été près de m’avilir à ce point ? Mais qui est-ce qui me connaît ? qui est-ce qui m’a jamais compris ? Je n’ai jamais rien raconté de mes souffrances ni de mes joies à ces hommes qui se mêlent de me juger, et qui n’ont de commun avec moi que le sang-froid au champ de bataille et le stoïcisme du soldat en campagne. Il faut t’en rapporter à moi, Fernande, à moi seul, qui me connais bien et qui n’ai jamais rien promis en vain. Oui, je t’aimerai toujours, si tu le veux, si tu peux le désirer toujours. Peut-être sera-ce possible entre nous, qui sait ? Tu es sûre de toi, cher ange ? Oh ! qu’il est triste, le sourire qui me vient sur les lèvres quand je lis tes serments ! qu’il est difficile de résister à l’espérance que tu me donnes et de ne pas m’y abandonner follement ! Vieillesse de l’esprit, que tu es difficile à concilier avec la jeunesse du cœur !

Tu le vois, pour vouloir nous tourmenter de l’avenir, nous arrivons à douter l’un de l’autre et à nous le dire, ce qu’il y a de plus cruel et de plus triste au monde. Pourquoi chercher à soulever les voiles sacrés du destin ? Les cœurs les plus fermes ne résistent pas toujours à son choc inévitable. Quelles promesses, quels serments peuvent lier l’amour ? Sa plus sûre garantie, c’est la foi et l’espoir ; ah ! gardons-nous d’interroger trop souvent le livre mystérieux où la durée de notre bonheur est écrite de la main de Dieu ; acceptons le présent avec reconnaissance, et sachons en jouir sans le laisser empoisonner par la crainte du lendemain. Quand il ne devrait durer qu’un an, qu’une semaine ; quand je devrais payer un seul jour de ta tendresse par toute une vie de solitude et de regrets, je ne me plaindrais pas, et mon cœur conserverait envers Dieu et envers toi une éternelle reconnaissance. Lance-toi donc avec courage sur cette mer incertaine de la vie, où les prévisions ne servent de rien, où la force elle-même n’est bonne qu’à périr vaillamment. Il n’y a pas de conquête pour ceux qui ne veulent pas combattre ; il n’y a pas de jouissance pour ceux que la peur inquiète. Viens dans mes bras sans crainte et sans fausse honte ; sois toujours naïve comme l’enfance, ô ma vierge ! ô ma sainte, ne rougis pas de me dire ton amour. La chasteté est nue comme Ève avant sa faute. L’homme qui a vécu vingt ans soldat au milieu des nations avilies, des mœurs méprisées, des coutumes foulées aux pieds ; qui a traversé l’Europe bouleversée au milieu d’une société de vainqueurs grossiers et vains, sans contracter un vice, sans recevoir une souillure, celui-là peut-être est digne de toi, au moins pour quelques années. Si plus tard la vieillesse dessèche son cœur, si l’égoïsme et la triste jalousie remplacent en lui l’amour et le dévouement, cesse de l’aimer, tu en auras le droit ; car ce ne sera plus le Jacques que tu auras connu et à qui tu auras promis de l’aimer toujours.

Si tout cela ne te rassure pas, si tu exiges de moi d’autres serments, il m’est impossible de te rien dire de plus. Je suis honnête, mais je ne suis pas parfait ; je suis un homme et non pas un ange. Je ne puis pas te jurer que mon amour suffira toujours aux besoins de ton âme ; il me semble que oui, parce que je le sens ardent et vrai ; mais ni toi ni moi ne connaissons ce qu’a de force et de durée en toi la faculté de l’enthousiasme, qui seule fait différer l’amour moral de l’amitié. Je ne puis te dire que chez moi cet enthousiasme survivrait à de grandes déceptions ; mais la tendresse paternelle ne mourrait pas dans mon cœur avec lui. La pitié, la sollicitude, le dévouement, je puis jurer ces choses-là, c’est le fait de l’homme ; l’amour est une flamme plus subtile et plus sainte, c’est Dieu qui le donne et qui le reprend. Adieu ; ne dédaigne pas l’amitié de ton vieux Jacques.

XVII.

DE SYLVIA À JACQUES.

Maintenant que vous êtes à la veille de vous marier, maintenant que nous entrons dans une phase nouvelle de ce sentiment sans nom que nous avons l’un pour l’autre, il faut que vous me disiez la vérité sur un des points les plus importants de ma destinée. Jusqu’ici j’ai dû et j’ai pu respecter votre silence ; à présent je ne le puis plus. Vous étiez mon seul appui sur la terre, je vais peut-être vous perdre ; dois-je accepter encore votre protection et vos dons ? Quand vous étiez indépendant, il m’importait peu de savoir si vous étiez mon tuteur ou mon bienfaiteur ; à présent, vous allez avoir une famille étrangère à moi, vos biens lui appartiendront légitimement ; je n’en veux pas prendre la plus légère partie si je n’ai des droits sacrés à votre sollicitude. D’ailleurs, cette incertitude m’est pénible, et l’obscurité répandue à mes propres yeux sur nos relations jette dans ma vie des doutes effrayants et bizarres. Octave lui-même n’est pas tranquille ; il n’a pas assez de grandeur d’âme pour se fier aveuglément à ma parole, et pas assez d’énergie dans la volonté pour m’accuser franchement. Les commentaires insolents des curieux de cette ville se réduisent à ceci, que vous avez été mon amant, et que vous me faites un sort par délicatesse. Je méprise ces inconvénients inévitables de mon isolement et de ma naissance. Habituée de bonne heure à n’avoir pas de famille et à faire péniblement ma route au milieu d’un monde froid et méprisant, qui me disait à chaque pas : « Qui êtes vous ? d’où venez-vous ? à qui appartenez-vous ? » je n’ai jamais compté sur ce qu’on appelle la considération. J’aurais pu l’acquérir peut-être en me faisant connaître, en me cherchant des amis ; mais je n’en sentais pas le besoin : votre affection me suffisait et remplissait ma vie quand l’amour ne l’occupait pas.

À présent, vous allez peut-être me manquer ; vos nouvelles affections vont nous séparer ; il faut que j’essaie de me rattacher plus intimement à Octave ; il faut que je lui pardonne d’avoir douté de moi, ce que je n’aurais pardonné en aucune autre circonstance de ma vie, et que je descende à le rassurer en lui donnant une preuve de