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LUCREZIA FLORIANI.

un soleil que nous portons au front et par lequel notre être intérieur s’illumine. Qu’il s’éteigne, et tout retombe dans la nuit ! Maintenant, je vois la vie et les hommes tels qu’ils sont. Je ne peux plus aimer que par charité ; c’est ce que j’ai fait pour Vandoni, mon dernier amant. Je n’avais plus d’enthousiasme, j’étais reconnaissante de son affection, touchée de sa souffrance, je me dévouais ; je n’étais pas heureuse, je n’avais pas même d’ivresse. C’était une immolation perpétuelle, insensée, contre nature. Tout à coup, cette situation me fit horreur, je me trouvai avilie. Je ne pus supporter le reproche de mes amours passés, parce que, de tous ces amours où je m’étais jetée naïvement et aveuglément, aucun ne me paraissait aussi coupable que celui que j’essayais de faire durer en dépit de moi-même… Oh ! que de choses j’aurais à vous dire là-dessus, mon ami ! mais vous êtes encore trop jeune, vous ne me comprendriez pas.

— Parle ! parle ! s’écria Salvator, qui était devenu pensif ; et, retenant fortement la main de Lucrezia dans la sienne : Fais que je te connaisse bien, lui dit-il, afin que je continue à t’aimer comme ma sœur, ou que j’aie le courage de t’aimer autrement. Vois, je suis calme, parce que je suis attentif.

— Aime-moi comme ta sœur, et non autrement, reprit-elle ; car moi je ne puis voir en toi qu’un frère. C’est ainsi que j’aimais Vandoni, et depuis des années. Je l’avais connu au théâtre, où il ne brillait pas par son talent, mais où il se rendait utile par son activité, son dévouement et sa bonté. Un soir… à la campagne, près de Milan, un beau soir d’été, comme celui-ci ! il me faisait raconter l’histoire de ma rupture avec le chanteur Tealdo Soavi, le père de ma chère petite Béatrice. Celui-là, je l’avais aimé avec passion ; mais c’était une âme lâche et perverse. Il prétendait vouloir m’épouser, et il était marié ! Je ne tenais point au mariage ; mais, à la vérité, je ne pus apprendre sans horreur qu’il savait mentir si longtemps et si habilement. Je fus amère et emportée dans mes reproches ; il me quitta au moment où j’allais devenir mère. Je n’aurais pas eu le courage de le chasser, mais j’eus celui de ne pas le rappeler.

« Béatrice n’avait encore qu’un an lorsque le pauvre Vandoni, qui s’était fait mon serviteur, mon cavalier-servant, mon âme damnée, et qui m’aimait depuis bien longtemps sans oser me le dire, en écoutant le récit de mes chagrins, se jeta à mes pieds : — « Aime-moi, me dit-il, et je te consolerai de tout. Je réparerai, j’effacerai tout le mal qu’on t’a fait. Je sais bien que tu n’auras pas de passion pour moi ; mais cède à la mienne, et peut-être que l’amour qui me consume se communiquera à ton cœur. D’ailleurs, avec ton amitié et ta confiance, je serai encore le plus heureux, le plus reconnaissant des hommes. »

« Je résistai longtemps. J’avais tant d’amitié pour lui, en effet, que l’amour m’était impossible. Je voulus l’éloigner ; il voulut sérieusement se tuer. J’essayai de vivre chastement près de lui ; il devint comme fou. Je cédai ; je crus que je commettais un inceste, tant j’eus de honte, de douleur et de larmes, au lieu d’ivresse, dans ses bras.

« Ses transports pourtant m’attendrirent, et, pendant quelque temps, j’eus avec lui une existence assez douce. Mais il avait compté que son exaltation serait à la fin partagée. Quand il vit qu’il s’était trompé et que je n’étais pour lui qu’une compagne douce et dévouée, il n’eut pas la modestie de se dire que je le connaissais trop pour avoir de l’enthousiasme, et que, plus je le connaîtrais, moins l’enthousiasme pourrait venir. Il était jeune, beau, plein de cœur ; il ne manquait ni d’esprit ni d’instruction ; il ne concevait pas qu’il ne pût exercer sur moi aucun prestige… Ni toi non plus, peut-être, Salvator ? Je vais te dire pourquoi il n’en exerçait point.

« Ce n’est pas au mérite de l’être aimé qu’il faut mesurer la puissance de l’amour que nous éprouvons. L’amour vit de sa propre flamme pendant un certain temps, et même il s’allume en nous sans consulter notre expérience et notre raison. Ce que je te dis là est banal dans l’exemple, et tous les jours on voit des êtres sublimes ne rencontrer qu’ingratitude et trahison, tandis que des âmes perverses ou misérables inspirent des passions violentes et tenaces.

« On le voit, on le constate et l’on s’en étonne toujours, parce qu’on n’en recherche pas la cause, parce que l’amour est un sentiment de nature mystérieuse, que tout le monde subit sans le comprendre. Ce sujet est si profond qu’il est effrayant d’y penser, et pourtant, ne pourrait-on essayer sérieusement ce qui n’a été qu’aperçu d’une manière vague ? Ne pourrait-on l’étudier, l’analyser, le comprendre et le connaître jusqu’à un certain point, ce sentiment délicieux et terrible, le plus grand que l’espèce humaine ressente, celui auquel nul ne se soustrait, et qui, pourtant, prend autant de formes et d’aspects différents qu’il existe d’individualités sur la terre ? Ne pourrait-on du moins saisir son essence métaphysique, découvrir la loi de son idéal, et savoir ensuite, en s’interrogeant soi-même, si c’est un amour noble et juste, ou bien un amour funeste et insensé qu’on porte en soi ?

— Voilà de grandes préoccupations, Lucrezia ! dit Salvator, et, puisque tu en es à ce point de méditation, je vois bien que tu n’es plus sous l’empire des passions.

— Ce ne serait pas une raison, reprit-elle. On peut éprouver de grandes émotions et s’en rendre compte. C’est peut-être un malheur ; mais j’ai cette faculté, je l’ai toujours eue ; et, au milieu des plus grands orages de ma jeunesse, ma pensée se dévorait elle-même pour voir clair dans la tempête qui la bouleversait ; je ne conçois même pas que, dans la passion, on ait une autre contention d’esprit que celle-là. Je sais bien qu’elle n’aboutit pas ; que, plus on cherche à voir clair en soi, plus la vue se trouble ; mais cela vient, comme je te l’ai dit, de ce que la loi de l’amour n’est pas connue, et de ce que le catéchisme de nos affections est encore à faire.

— Ainsi, dit Salvator, tu as beaucoup cherché, toi, et tu n’as pas trouvé le mot de l’énigme !

— Non, mais je pressens quelque chose, c’est qu’il est dans l’Évangile.

— L’amour dont nous parlons ici n’est pas dans l’Évangile, ma pauvre amie. Jésus l’a proscrit, il l’a ignoré. Celui qu’il nous enseigne s’étend à l’humanité collective, et ne se concentre pas sur un seul être.

— Je n’en sais rien, répondit-elle ; mais il me semble que tout ce que Jésus a dit et pensé n’est pas assez compris dans l’Évangile, et je jurerais qu’il n’était pas aussi ignorant sur l’amour qu’on veut bien le dire. Qu’il ait vécu vierge, je le veux bien, il n’en a que mieux saisi le côté métaphysique de l’amour. Qu’il soit Dieu, je le veux bien encore ; je vois alors, dans son incarnation, un mariage avec la matière, une alliance avec la femme, qui ne me laisse pas de doutes sur la pensée divine. Ne te moque donc pas de moi quand je te dis que Jésus a mieux compris l’amour que qui que ce soit ; remarque bien sa conduite avec la femme adultère, avec la Samaritaine, avec Marthe et Marie, avec Madeleine ; sa parabole des ouvriers de la douzième heure, si sublime et si profonde ! Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il pense, tend à nous montrer l’amour plus grand dans sa cause que dans son objet, faisant bon marché de l’imperfection des êtres, et s’excitant à être d’autant plus vaste et plus ardent que l’humanité est plus coupable, plus faible et moins digne de ce généreux amour.

— Oui, tu fais là la peinture de la charité chrétienne.

— Eh bien, l’amour, le grand, le véritable amour, n’est-il pas la charité chrétienne appliquée et comme concentrée sur un seul être ?

— Utopie ! l’amour est le plus égoïste des sentiments, le plus inconciliable avec la charité chrétienne.

— L’amour, tel que vous l’avez fait, misérables hommes ! s’écria la Lucrezia avec feu ; mais l’amour que Dieu nous avait donné, celui qui, de son sein, aurait dû passer, pur et brûlant, dans le nôtre, celui que je comprends, moi, que j’ai rêvé, que j’ai cherché, que j’ai cru saisir et posséder quelquefois dans ma vie (hélas ! le temps de faire un rêve et de s’éveiller en sursaut), celui pourtant auquel je crois comme à une religion, bien que j’en sois peut-être le seul adepte et que je sois morte à la peine