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JACQUES.

amour ; j’aurais vécu mille ans ainsi, près de toi, dans cette confiance sacrée en ta parole, sans jamais songer qu’il te fût possible de te parjurer, même dans le secret de ton cœur. Et aujourd’hui encore, je suis sûre que tu t’abuses ; je contemple ta douleur avec la stupeur et la sollicitude que j’aurais si je te voyais atteint d’un mal subit, d’une attaque de folie ou de terribles convulsions. Que pourrais-je penser alors ? Rien, sinon que ton mal me ferait autant souffrir que toi-même. Comment pourrais-je m’en irriter ou m’en croire coupable ? Je te soignerais avec tendresse, j’essaierais de te calmer par de douces paroles, par de saintes caresses, et cela te ferait du bien. Mon ami bien-aimé, reviens à toi, reviens à nous ; oublie cette funeste secousse. Brûlons ces deux lettres, et qu’il n’en soit jamais question. Tout cela est un rêve ; il ne s’est rien passé. Personne n’a entendu les paroles que tu as proférées dans le délire ; elles sont ensevelies dans mon cœur, et n’en ont point altéré le calme et la tendresse. Une amitié comme la nôtre peut-elle être brisée par un instant d’erreur et de souffrance ? Pars, mon ami ; mais reviens sans crainte et sans honte aussitôt que tu seras guéri. Cet éclair n’aura pas laissé de trace sinistre dans notre beau ciel, et tu nous retrouveras tels que tu nous laisses.

LVII.

D’OCTAVE À FERNANDE.

Tu as raison, ma sœur bien-aimée, je suis fou ; mon cerveau et mon cœur sont malades ; il faut que j’aie du courage et que je parte. Tu es un ange, Fernande ; quel billet tu m’écris ! Ah ! tu ne sauras jamais le bien et le mal qu’il me fait. Persuade-toi que c’est une maladie, et tâche de me persuader que j’en guérirai et que je pourrai revenir, car l’idée de te quitter pour toujours est au-dessus de mes forces. Invoque ma parole et la sainteté de nos liens ; invoque le nom respecté et chéri de Jacques ; dis-moi tout ce qu’il faut me dire pour me donner la force dont j’ai besoin. Oh ! je l’aurai, Fernande ; ta douceur et ta compassion nous sauvent tous les deux. Je ne m’étais pas attendu à cette tendresse miséricordieuse avec laquelle tu me plains en me repoussant ; j’espérais que tu me repousserais durement, et que je pourrais t’aimer et t’estimer moins. Alors, malheur à toi, je serais resté, et j’aurais peut-être réussi à te perdre. Mais que puis-je faire devant une vertu si calme et si compatissante ? Le dernier des lâches tomberait à genoux devant toi, et tu sais que je suis un honnête homme ; j’aurai du cœur. Adieu, Fernande ; adieu, ma sœur chérie ; adieu, mon seul et dernier amour ; je deviendrai ce qu’il plaira à Dieu ; je guérirai ou je mourrai. Il ne s’agit pas de cela ; l’important, c’est que tu restes heureuse et pure ; je partirai avec cette idée, et elle me soutiendra.

Il faut que vous me pardonniez un vol que je vous ai fait : le bracelet que vous m’avez jeté par la fenêtre, un soir que vous me prîtes pour Jacques, ne m’a jamais quitté. Celui que vous avez est une copie exacte que j’ai fait faire à Lyon, et que je vous ai rendue pour ne pas vous offenser par ma résistance. Je n’ai pas eu le courage de me séparer de ce premier gage d’une affection qui m’est devenue si nécessaire et si funeste ; aujourd’hui que je sens mon cœur criminel, je n’oserais emporter ce bracelet sans votre permission. Vous ne pouvez pas me le refuser, quand je pars, peut-être pour toujours. J’accomplis le plus terrible des sacrifices ; serez-vous sans pitié ? Je paierai mon dévouement de ma vie peut-être, et votre générosité ne vous coûtera rien, car personne ne pourra deviner la supercherie. J’ai fait effacer de l’écusson de mon bracelet le chiffre de Jacques, qui était enlacé au vôtre, et je l’ai fait remplacer par le mien. Si, à ce moment affreux et solennel où je vous quitte, vous m’accordez ce gage d’amitié et de pardon, il me deviendra plus cher que jamais.

Je dirai ce soir que je pars demain ; je trouverai un prétexte ; je promettrai de revenir. Soyez tranquille, je ne me trahirai pas. Mais partirai-je sans te dire adieu, sans couvrir tes mains de mes larmes ? N’évite pas de te trouver seule avec moi, comme tu fais depuis hier, Fernande ; que crains-tu donc ? n’es-tu pas sûre de toi ? Et si j’avais un instant de faiblesse et de désespoir, ne sais-tu pas qu’avec un mot tu me verrais à tes genoux, le plus silencieux et le plus résigné des hommes ? Ah ! ne me fuis pas, ne me fais pas souffrir pendant ce dernier jour que je vais passer près de toi. Si mes larmes te font du mal, si mes plaintes te fatiguent, aie du courage aussi ; il m’en faut bien davantage pour te quitter. Songe que ta tâche sera finie demain, et que la mienne va commencer, affreuse, éternelle ! Songe que je suis sur les marches de l’échafaud, et que Dieu te tiendra compte d’une parole de miséricorde que tu m’auras accordée en m’envoyant au martyre.

LVIII.

D’OCTAVE À FERNANDE.

Ô mon ange, ô ma bien-aimée, nous sommes sauvés ! que Dieu te couvre de ses bénédictions, ô la plus pure et la plus sainte de ses créatures ! Oui, tu as raison, on a la force qu’on veut avoir, et le ciel n’abandonne point au danger ceux qui se recommandent à lui dans la sincérité de leur cœur. Que serais-je devenu loin de toi ? Mon âme se serait souillée de regrets, de fureurs, de projets, et peut-être d’entreprises insensées pour te retrouver et te ressaisir, au lieu que tu m’aideras à être vertueux et tranquille comme toi. Le continuel spectacle de ta sérénité angélique fera passer le même calme dans mon cœur et dans mes sens. J’étais perdu si tu me retirais ta main secourable ; laisse-moi la coller à mes lèvres, et qu’elle me conduise où elle voudra. Je suis résigné à tous les sacrifices ; je me tairai et je guérirai. Eh ! ne suis-je pas déjà guéri ? n’ai-je pas fait l’essai de mes forces durant ces heures de la nuit que tu m’as laissé passer dans ta chambre ? J’étais fou quand je me suis levé pour t’aller dire adieu. Et ce Jacques que le hasard fait partir précisément hier soir, au milieu du plus terrible accès de ma fièvre et de mon égarement ! Ah ! c’était la volonté de la Providence. Si tu avais refusé de me voir, j’enfonçais ta porte ; je ne savais plus ce que je faisais ; mais tu m’as ouvert, et tu as bien fait. Est-ce qu’il y a au monde un emportement, un délire, qui puisse résister à la sainte confiance d’un être aussi chaste, aussi divin que toi ? Tu ne dormais pas non plus, ô mon enfant chéri ! tu n’étais pas même déshabillée, et tu priais pour moi ! ange du ciel, Dieu t’a exaucée ! Quand je t’ai vue si belle, si candide avec ta robe blanche et tes cheveux blonds épars sur tes épaules, avec ton sourire affectueux sur les lèvres, et tes grands yeux encore humides des larmes que tu avais versées pour moi, il m’a semblé voir une vierge de l’Élysée, et je suis tombé à tes pieds comme devant un autel. Oh ! comme tu as écouté ma douleur, comme tu as essuyé mes larmes avec une ineffable tendresse ! et tu m’embrassais en pleurant toi-même, ô sublime imprudente ! Mais quel être immatériel es-tu donc ? et quelle puissance divine as-tu reçue d’en haut pour calmer les fureurs du désespoir avec les caresses qui devraient les allumer ? Tes lèvres étaient si fraîches sur mon front ! Il me semblait qu’un baume ineffable passait dans toutes mes artères, et que mon sang devenait aussi pur, aussi paisible que celui de tes enfants endormis auprès de nous. Oh ! qu’ils sont beaux, tes enfants, et combien je les aime ! Il y a déjà sur le visage de ta fille un reflet de ton âme virginale ! Je te l’aurais enlevée, si tu m’avais chassé ; je n’aurais pu abandonner ce berceau où je l’ai endormie si souvent ; car mon âme se brisait à l’idée de vivre seul et abandonné, moi qui, depuis huit mois, vis d’affections ineffables. Avec toi, mon plus précieux trésor, que de biens j’allais perdre : l’amitié de Sylvia, qui est si grande, si éclairée, si belle ! et celle de Jacques, que je paierais de mon sang ! Où aurais-je retrouvé des cœurs semblables ? Qui m’aurait fait une vie supportable loin de vous tous ?

Bénie sois-tu, ma Fernande ! tu n’as pas voulu mon