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JACQUES.

les faire souffrir. Mais quand je la vois torturée de remords, je la plains et je souffre avec elle. Je pense, comme toi, que son aventure est moins grave que la pruderie de beaucoup de femmes ne voudra le faire croire. Je vois qu’elle ne lui a point aliéné l’amitié de madame Borel, qui me paraît une personne généreuse et sensée. Sa vie pourrait être encore bien belle, si Octave voulait ; elle retournerait à toi, j’en suis sûre, si elle avait à se plaindre de lui, ou s’il lui inspirait le courage qu’au contraire il cherche à lui ôter. Pourrait-elle rougir d’accepter son pardon d’une âme aussi noble que la tienne, et souffrirais-tu en le lui accordant ? Oh ! combien tu l’aimes encore, et quel amour que le tien ! Tu n’es occupé, au sein de cet océan de douleurs, qu’à lui éviter la centième partie de celles que tu ressens.

J’ai reçu de madame de Theursan l’étrange envoi de quelques centaines de francs ; ce n’est pas, comme tu penses, la modicité du présent qui me l’a fait refuser ; je sais qu’elle n’a pas de fortune et que ce présent est libéral eu égard à ses moyens ; mais j’admire cette réparation de l’abandon de toute ma vie. Cela ressemble à une dérision ; j’ai pourtant remercié et n’ai motivé mon refus que sur l’absence de besoins. Peut-être devrais-je être reconnaissante de l’intention, je ne puis : je ne lui pardonnerai jamais de m’avoir mise au monde.

LXXXIV.

DE JACQUES À SYLVIA.

Que veux-tu que je te dise ? ce Lorrain était un méchant homme, et je l’ai tué. Il a tiré sur moi le premier, je l’avais provoqué ; il m’a manqué. Je savais que je n’avais qu’à vouloir pour l’abattre, et j’ai voulu. Est-ce un crime que j’ai commis ? Certainement ; mais que m’importe ? je ne suis pas capable de savoir ce que c’est que le remords dans ce moment-ci. Il y a tant d’autres choses qui bouillonnent en moi, et qui me transportent hors de moi-même ! Dieu me le pardonnera. Ce n’est plus moi qui agis : Jacques est mort ; l’être qui lui succède est un malheureux que Dieu n’a pas béni, et dont il ne s’occupe pas. J’aurais pu être bon, si mon destin s’était prêté à mes sentiments ; mais tout a échoué, tout m’abandonne ; l’homme physique reprend le dessus, et cet homme a un instinct de tigre comme tous les autres. Je sentais la soif du sang me brûler ; ce meurtre m’a un peu soulagé. En expirant, le malheureux m’a dit : « Jacques, il était écrit que je mourrais de ta main ; sans cela tu ne m’aurais pas estropié pour une caricature, et tu ne me tuerais pas aujourd’hui pour te venger d’être… » Il est mort en m’adressant cette grossièreté qui semblait le consoler. Je suis resté longtemps immobile à contempler l’expression d’ironie qui restait sur la face de ce cadavre : ses yeux fixes semblaient me braver, son sourire semblait nier ma vengeance ; j’aurais voulu le tuer une seconde fois. Il faudra que j’en tue un autre, n’importe lequel ; cela me soulage, et cela fait du bien à Fernande : rien ne réhabilite une femme comme la vengeance des affronts qu’elle a reçus. On dit ici que je suis fou ; peu m’importe ! on ne dira plus que je suis lâche, et que je souffre l’infidélité de ma femme parce que je ne sais pas me battre ; on dira que j’ai pour elle une passion qui me fait perdre l’esprit. Eh bien ! on pensera du moins que c’est une femme digne d’amour que celle qui exerce un tel empire sur l’époux qu’elle n’aime plus ; les autres femmes envieront cette espèce de trône où, dans mon délire, je l’aurai placée, et Octave enviera mon rôle un instant ; car il n’y a que moi qui aie le droit de me battre pour elle, et il est obligé de me laisser réparer le mal qu’il a commis.

Adieu. Ne t’inquiète pas de moi, je vivrai ; je sens que c’est mon destin, et que dans ce moment mon corps est invulnérable. Il y a une main invisible qui me couvre, et qui se réserve de me frapper. Non, ma vie n’est au pouvoir d’aucun homme : j’en ai l’intime révélation ; j’en ai fait le sacrifice, et il m’est absolument indifférent de la perdre ou de la conserver. L’ange qui protège Fernande est venu près de moi, et il me parle d’elle dans mon sommeil ; il étend ses ailes sur moi quand je me bats pour elle ; quand je ne serai plus nécessaire à personne, lui aussi m’abandonnera. J’ai fait mon testament à Paris ; en cas de mort de mon fils, je laisse les deux tiers de mon bien à ma femme, et à toi le reste ; mais ne crains rien, mon heure n’est pas venue.

LXXXV.

DE M. BOREL AU CAPITAINE JEAN.


Cerisy.

Mon camarade, il faut que vous alliez me remplacer à Tours, sur-le-champ, auprès de Jacques, qui se bat encore ce soir. Je ne puis ni lui servir de témoin, ni même aller vous investir de mes fonctions ; j’ai une attaque de goutte si bien conditionnée, qu’il me serait impossible de faire une lieue en voiture. Jacques vient de m’envoyer chercher ; allez tout de suite, par la traverse, lui offrir mes excuses et vos services ; ces choses-là ne se refusent pas. Je vais tâcher de vous mettre en trois mots au courant de l’affaire. À peine reposé d’avoir tué hier Lorrain, à qui Dieu fasse paix, Jacques s’en va au café comme si de rien n’était ; et, avec cette manière glaciale que vous lui connaissez quand il est en colère, il fume sa pipe et prend sa demi-tasse en présence de plus de cent paires de moustaches jeunes et vieilles qui l’examinaient non sans un peu de curiosité, comme vous pensez. Les jeunes officiers qui ont fait la farce que vous savez à l’amant de sa femme, se sont crus insultés ou au moins provoqués par sa présence et par sa figure ; ils ont affecté de parler à haute voix des maris trompés en général, et de répéter, à une table voisine de la sienne, le mot qui pouvait flatter le moins les oreilles de Jacques. Comme il restait impassible, ils ont parlé un peu plus clairement de sa femme, et ils ont fini par la désigner si bien, que Jacques s’est levé en disant : « Vous en avez menti, » du ton dont il aurait dit : « Je suis votre serviteur. » Deux de ces messieurs, qui avaient parlé en dernier, se levèrent en demandant à qui s’adressait le démenti. « À tous deux, répondit Jacques ; que celui qui voudra m’en demander raison le premier se nomme. — Moi, Philippe de Munck, demain à l’heure que vous voudrez, dit l’un d’eux. — Non pas, reprit Jacques, ce soir, s’il vous plaît ; car vous êtes deux, et il faut que j’aie le temps de rendre raison à monsieur demain, avant que la police me contrarie. — C’est juste, répondit M. de Munck ; ce soir, à six heures et au sabre. — Au sabre, soit, » dit Jacques. Vous voyez que c’est une affaire qui ne peut s’arranger en aucune façon. Deux heures après, j’ai reçu un message de lui pour me prier de lui servir encore de témoin ; mais précisément j’ai pris la goutte dans la rosée d’hier à l’affaire de Lorrain, et peut-être ai-je éprouvé aussi un peu d’émotion en voyant tomber ce pauvre diable. Ce n’est pas une grande perte ; mais il y avait longtemps que cela grisonnait auprès de nous, et nous ne sommes plus à l’âge où un camarade tombait comme une noix d’un noyer. Ce Jacques est étonnant, et cela prouve bien qu’un homme ne change qu’en dehors : l’arbre ne fait que renouveler son écorce, et Jacques est aujourd’hui le même que nous avons connu il y a vingt ans. On ne dira plus : « Voyez ce que deviennent ces vieux militaires, et comme leurs femmes les font marcher ! en voilà un qui se battait pour un coup de crayon, et qui se laisse déshonorer sans rien dire. » Ma foi ! je l’ai dit moi-même, et sa situation m’occupait tellement, qu’avant-hier, une heure avant d’apprendre qu’il était ici, je rêvais de lui, et je m’éveillai en criant, à ce que m’a dit ma femme : « Jacques, Jacques ! qu’es-tu devenu ! » Mais un homme de cœur se retrouve toujours. Espérons qu’en sortant de là il ira tuer l’amant de sa femme ; faites-lui sentir qu’il le doit, que sans cela tout ce qu’il fait maintenant ne sert à rien. Allez vite. Le préfet est un brave garçon qui laisse aller les duels sans faire de tracasserie ; pourtant trois affaires en trois jours,