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JACQUES.

leur moins amère. Mais à présent il faut que tout soit détruit et gâté, même le souvenir du bonheur perdu ! Si elle m’a aimé, elle m’a aimé moins longtemps et moins fortement que lui ; car elle s’est éprise de lui dès le premier jour, il ne faut plus en douter. Elle s’est trompée elle-même pendant six ou huit mois ; son âge est si riche en illusions ! elle croyait m’aimer encore, mais moi je voyais bien où elle en était. Elle s’est trouvée surprise tout à coup par un amour nouveau avant de savoir que l’autre était anéanti.



Une certaine issue de derrière par laquelle sortit… (Page 74.)

Ma douleur se calmera, je n’en doute pas ; je la laisse s’exhaler, je ne cherche point à la combattre, je ne rougis pas de crier comme une femme quand mes accès me prennent. Je sais que j’en viendrai à être tranquille et résigné ; je ne suis pas impatient de ce moment-là, il sera plus affreux encore que le présent. J’aurai accepté ma sentence ; je verrai mon malheur distinctement, et je le sentirai par tous les pores ; je n’aurai plus rien de jeune dans le cœur, le regret lui-même s’éteindra. L’orgueil humain ne veut pas lutter contre une espérance perdue, contre un amour qui se retire ; il prend son parti, et, en quelques jours, l’homme devient un vieillard. J’aime encore Fernande, parce qu’un amour comme le mien ne peut pas finir sans convulsions et sans une rude agonie ; mais je sens que bientôt je ne pourrai plus l’aimer, et mon sort sera pire.

Si Dieu faisait un miracle en ma faveur, s’il me conservait mon fil, je vivrais, non avec une joie, mais avec un devoir, et je m’occuperais à le remplir. Mais ce pauvre enfant ne fait qu’essayer une existence languissante et prolonger mes tristes jours sans faire rétracter l’arrêt qui a mesuré impitoyablement les siens. Il faut que je l’attende, ce pauvre insecte qui se traîne lentement vers la mort, et sans lequel je ne veux point partir. Je me souviens que je te disais une fois : « Que peut-il arriver de pire à un honnête homme ? D’être forcé de mourir, voilà tout. » Aujourd’hui, je vois qu’il y a quelque chose de pis : c’est d’être forcé de vivre.

XC.

DE SYLVIA À JACQUES.

Jacques ! reviens, Fernande a besoin de toi ; elle est