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LUCREZIA FLORIANI.

— Il n’y a pas de comparaison possible entre deux amours si différents ! Il a pu regretter six ans une créature angélique toute semblable à lui, que le devoir et l’inclination lui prescrivaient de préférer à tout ! Mais pour une pauvre vieille fille de théâtre comme moi… veuve de… plusieurs amants (je n’ai jamais eu la pensée d’en revoir le compte !…) Bah ! il ne faudra pas six semaines pour qu’il rentre en lui-même, si tant est qu’il en soit sorti. Tiens, Salvator, ne parlons pas davantage de cela ! Ton idée me chagrine et me blesse un peu. Pourquoi faut-il que ta pauvre Floriani, à laquelle tu témoignes pourtant, depuis trois semaines, la confiance et l’affection précieuse d’un frère, soit nécessairement, pour tout le monde, l’objet de désirs grossiers, même pour le plus chaste et le plus malade de tes amis ? Ne puis-je, après toutes mes fautes, quand je les ai expiées par tant de souffrances et réparées peut-être par quelques bonnes actions, être traitée comme une maternelle amie par les jeunes gens de bonnes mœurs ? Faut-il absolument que je fasse auprès d’eux le rôle de Satan, quand j’y mets aussi peu de malice que Stella ou Béatrice ? Suis-je coquette ? suis-je encore belle seulement ? Corpo di Dio ! comme dit mon vieux père, je fais tout mon possible pour ne faire peur ni envie à personne, tant je souhaite qu’on me laisse en paix. Le repos, l’oubli, mon Dieu ! voilà ce que je demande, ce après quoi je soupire et brame quelquefois comme le cerf après la fontaine. Quand donc n’entendrai-je plus le mot d’amour sonner à mon oreille comme une note fausse ?

— Ma pauvre sœur chérie, dit Salvator, tu te débats en vain, tu auras encore longtemps à résister, sinon à toi-même, du moins aux hommes qui te verront ; j’ai beau faire pour être absolument calme auprès de toi ; je ne le suis pas toujours, moi, qui pourtant…

— Allons ! s’écria la Floriani avec un désespoir naïf et presque comique ; toi aussi, tu vas recommencer ! Et tu, Brute ? Tue-moi tout de suite, j’aime mieux cela. Au moins, je serai délivrée de cet éternel refrain !

— Non ! non !… moi, c’est fini, dit Salvator, qui craignait de voir la tristesse succéder à cet éclair d’enjouement. Je ne te dirai jamais rien ; je ne parlerai jamais de moi, quand même j’en devrais mourir. Je te l’ai promis, je te le jure. Mais il n’en sera pas ainsi de tous les hommes ; tu auras beau dire que tu es vieille, on te regardera, et on verra le feu de la vie circuler dans tes veines généreuses. Tu auras beau relever les cheveux avec cette négligence, et te cacher dans cette éternelle robe de chambre, qui ressemble à un sac de pénitent plus qu’à un vêtement de femme, tu seras encore belle malgré toi, et plus qu’aucune femme au monde ! Quelle autre que toi pourrait se montrer au grand jour sans toilette, se brunir le cou et les bras au grand soleil, se fatiguer le teint et les yeux à veiller un malade, après avoir nourri une demi-douzaine d’enfants, travaillé, pleuré, souffert… (oh ! que n’as-tu pas supporté !), et enflammer encore l’imagination des hommes, qu’ils soient vierges comme mon ami Karol ou expérimentés comme ton ami Salvator ?

— Tiens, s’écria la Floriani impatientée, si tu continues sur ce ton, et si tu arrives à me persuader que je vais encore faire une passion, je suis capable de me mettre sur la figure, ce soir, un acide, un corrosif quelconque pour être affreuse demain matin.

— Vraiment, dit Salvator stupéfait, aurais-tu cette férocité envers toi-même ?

— Non, c’est une manière de dire, répondit-elle ingénument. J’ai assez souffert pour n’avoir nulle envie de chercher des souffrances nouvelles.

— Mais, en supposant qu’on pût se défigurer sans se rendre aveugle, sans se faire aucun mal… tu ne le ferais pas.

— Je ne le ferais pas de gaieté de cœur, car je suis artiste, j’aime le beau, et je tâche de préserver les yeux de mes enfants du spectacle de la laideur. Je m’effraierais moi-même si je devenais un objet d’horreur et de dégoût. Et cependant, je t’assure que si l’on mettait pour moi, dans une balance, les tourments d’une passion nouvelle et le désagrément de devenir affreuse, je n’hésiterais pas.

— Tu dis cela d’un ton de sincérité qui m’effraie. Un être tel que toi est capable de tout ! Ne va pas t’aviser d’une pareille folie, Lucrezia ! comme une certaine princesse de Prusse, sœur de Frédéric le Grand, qui se défigura de la sorte, à ce qu’on dit, pour n’être pas recherchée en mariage et se conserver à son amant.

— C’est sublime, cela, dit la Floriani, car c’est le plus grand sacrifice qu’une femme puisse faire.

— Oui, mais l’histoire ajoute qu’en détruisant sa beauté, elle détruisit sa santé, et qu’elle devint bizarre et méchante. Reste donc belle, puisque tu risquerais de perdre ta bonté, qui n’est pas un moindre trésor.

— Ami, dit la Floriani, le temps mettra ordre à tout. Peu à peu je deviendrai laide sans y songer, sans m’en apercevoir peut-être, et alors je crois que je serai enfin heureuse ; car, si j’ai acquis la funeste expérience qu’il n’est point de bonheur dans la passion, j’ai encore la chimère d’un certain état de calme et d’innocence que je crois ressentir dès à présent, et qui me semble plein de délices. Ne me dis donc pas que ton ami viendra le troubler par sa souffrance. Je ferai en sorte qu’il ne m’aime pas.

— Et comment t’y prendras-tu ?

— En lui disant la vérité sur mon compte. Aide-moi, ne la lui épargne pas !… Mais quoi ! je suis bien folle de te croire ! Il ne peut pas m’aimer ! Ne porte-t-il pas toujours sur son sein le portrait de sa fiancée !

— Crois-tu donc réellement qu’il l’ait aimée ? dit Salvator après un moment de silence.

— Tu me l’as dit, répondit Lucrezia.

— Oui, je l’ai cru, reprit-il, parce qu’il le croyait lui-même, et qu’il le disait avec éloquence. Mais, voyons, entre nous, mon amie, on n’aime que fort incomplètement la femme qu’on n’a point possédée. L’amour véritable ne se nourrit pas éternellement de désirs et de regrets. Et, quand je me rappelle maintenant les rapports qui existaient entre le prince Karol et la princesse Lucie, je me confirme dans l’idée que cet amour n’a jamais existé que dans leurs imaginations. Ils s’étaient vus cinq ou six fois peut-être, et, encore, sous les yeux de leurs parents !

— Pas davantage ?

— Non, Karol me l’a dit lui-même. Ils se connaissaient à peine, lorsqu’ils furent fiancés, et elle mourut si peu de temps après, qu’ils n’eurent pas le temps de se connaître.

— L’as-tu vue, toi, cette princesse Lucie ?

— Je l’ai vue une fois. C’était une jolie personne, fluette, pâle, phtisique… Je m’en suis aperçu tout de suite, quoique personne n’y songeât. Elle avait beaucoup d’élégance, de grâce ; une toilette exquise, de grands airs un peu trop précieux, à mon sens ; des yeux bleus, des cheveux comme un nuage, un teint de clair de lune, une réputation d’ange, une manière poétique de se poser. Elle ne me plaisait pas. Elle était trop romanesque et trop dédaigneuse ; c’était un de ces êtres auxquels j’ai toujours envie de dire : « Ouvre donc la bouche quand tu parles, pose donc les pieds quand tu marches, mange donc avec les dents, pleure donc avec les yeux, joue donc du piano avec les doigts, ris donc de la poitrine et non des sourcils, salue donc avec le corps et non avec le bout du menton. Si tu es un papillon ou une fleur, envole-toi au vent, et ne viens pas nous chatouiller l’œil ou l’oreille. Si tu es morte, dis-le tout de suite ! » Enfin elle m’impatientait comme quelque chose qui ressemble à une femme, mais qui n’en est que l’ombre. Elle avait la manie de se couvrir de fleurs et de parfums, qui me donnèrent la migraine le jour que j’eus l’honneur de dîner auprès d’elle. Elle était embaumée comme un cadavre, et j’aurais mieux aimé un sachet dans mon armoire qu’une telle femme à mes côtés ; je n’aurais pas été forcé de le respirer toujours.

— Je ne peux pas m’empêcher de rire de ce portrait, dit la Floriani, et pourtant je sens qu’il est exagéré et que tu y portes un peu de dépit. Tu n’as pas plu à cette princesse, je le vois bien. Tu lui auras fait quelque compli-