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LUCREZIA FLORIANI.

trine. Craignant de ne pouvoir feindre, ne voulant pas se montrer ainsi et perdant la tête, dès qu’il entendit marcher dans la galerie, il se précipita dans l’escalier par une autre porte, et, laissant la Floriani le chercher et l’appeler, il s’enfuit sur la grève du lac.

Mais bientôt, voyant sortir des bosquets voisins le nuage de tabac que Salvator promenait toujours comme une auréole autour de sa tête, il pensa que son ami allait le rejoindre, et, craignant ses regards encore plus que ceux de Lucrezia, il se jeta dans la cabane de roseaux du vieux Menapace, certain qu’on ne viendrait pas le chercher là où il ne pénétrait jamais. Il venait de voir le vieillard quitter le rivage sur sa barque, avec Biffi, et Karol se flattait de pouvoir rester seul encore le temps nécessaire pour retrouver l’empire de sa volonté et l’apparence du calme.

XVII

Il ne tarda pas à se tranquilliser, en effet, et à se reprocher d’avoir fait un rêve monstrueux. L’aspect de cette chaumière dans laquelle il n’était jamais entré encore depuis le jour de son arrivée, et qu’à ce moment-là il n’avait nullement examinée, le remplit d’une émotion étrange lorsqu’il s’y trouva seul et sous l’empire de la passion.

L’intérieur de cette maison rustique, entretenu avec la propreté dont Biffi était doué, n’avait subi aucun changement depuis l’enfance de la Floriani, et si le vieux pêcheur avait consenti à grand’peine à des réparations nécessaires concernant la solidité et l’assainissement, il n’avait pas voulu permettre qu’on renouvelât ses meubles, et qu’on rajeunît l’étoffe grossière de ses rideaux. Le seul objet qui sentît la civilisation, c’était une grande gravure encadrée de palissandre et placée dans le fond du lit du vieillard. Karol se pencha pour la regarder ; c’était la Floriani, dans toute sa beauté, dans toute sa gloire, en costume de Melpomène, avec le diadème antique, l’épaule nue, le sceptre à la main. Une belle vignette encadrait cette noble figure, et portait dans ses ornements les divers attributs de plusieurs muses : le masque de Thalie, le brodequin à côté du cothurne, la trompette, les livres, les perles, les myrtes de Calliope, d’Érato et de Polymnie. Un distique, en vers italiens d’un goût académique, exprimait l’idée que, comme tragédienne, comédienne, poëte héroïque et historique, letterata, etc., etc., Lucrezia Floriani réunissait en elle tous les talents et toutes les sciences qui font la gloire du théâtre et des lettres.

Cette gravure était un hommage des dilettanti de Rome que la Floriani n’avait pas voulu placer dans sa villa, et dont son père s’était emparé, parce qu’il avait ouï dire à un domestique qu’une aussi belle épreuve valait deux cents francs.

Il l’avait placée au-dessus d’un petit pastel qui intéressa Karol bien davantage et qui représentait une petite fille de dix à douze ans, en costume de paysanne, avec une rose sur l’oreille, une grande épingle d’argent dans les cheveux, une fine chemisette blanche et un corset rouge-brique. Ce portrait, sans être d’une exécution habile, était d’une naïveté charmante. C’était bien là l’air franc et candide d’un enfant, intelligent par la pensée, simple par le cœur et l’éducation. Au-dessous, on lisait : Antonietta Menapace, dessinée d’après nature à l’âge de dix ans par sa marraine Lucrezia Ranieri.

En voyant ces deux portraits qui présentaient là, sous le chaume natal, un si étrange contraste, la petite fille des champs et la grande artiste, l’enfant obscur et heureux, et la femme célèbre et infortunée, la première si jolie, si paisible, avec son sourire d’innocence et d’abandon enjoué, sa forte poitrine de garçon chastement couverte d’une épaisse et rude chemise ; la seconde, si belle, si sévère, avec son regard expressif, son attitude superbe, son sein de déesse à peine voilé par la draperie classique, Karol eut un sentiment d’effroi et de douleur. Il ne pouvait nier que les deux portraits ne fussent ressemblants, et que Lucrezia n’eût conservé ou recouvré dans le calme de sa vie actuelle, beaucoup de l’expression suave et touchante de l’innocente Antonietta Menapace. Mais ce qu’elle avait acquis de noblesse, de grâce et de séduction en devenant la Floriani, avait laissé aussi une empreinte qui, pour la première fois, lui fit peur, lorsqu’il vit son image aussi ornée et révélée par l’admiration des artistes. Cette auréole lui brûlait les yeux, et il avait besoin de les reporter sur la rose des champs qui parait le front de la petite fille. Il lui semblait que la muse échappait par le passé à sa jalouse possession, tandis que l’enfant, n’appartenant qu’à Dieu, ne lui était point disputée.

Il eut pourtant le courage d’examiner minutieusement la muse ; mais quel fut son trouble lorsqu’il lut en petits caractères, au-dessous de la vignette, que cet ornement avait été composé et dessiné par Jacopo Boccaferri ?

Il l’avait oublié, et il le retrouvait là, ce nom maudit, qui, bien à tort sans doute, bouleversait son imagination depuis une heure. Boccaferri n’était pas l’auteur du portrait ; c’était la signature d’un artiste plus célèbre, mais enfin il avait travaillé à cet ouvrage ; il avait peut-être vu la Floriani poser devant le peintre avec cette tunique transparente, et dans cet éclat de jeunesse, de force et de beauté, dont lui, Karol, ne possédait plus que le déclin. Enfin, il l’avait beaucoup connue, et bien intimement, ce Boccaferri, puisqu’il acceptait d’elle des secours sans rougir ! À quel point, à moins d’être un misérable, faut-il être lié avec une femme pour recevoir l’aumône de sa main ? et si c’était, en effet, un artiste avili par le désordre et la débauche jusqu’à mendier, comment Lucrezia, cette sainte que Karol adorait, avait-elle de semblables amis ?

« Quand on est la maîtresse du prince Karol, comment peut-on se rappeler de pareils camarades ! »

L’orgueil insensé, qui naît de l’amour et engendre la jalousie, ne formule pas clairement de pareilles sottises dans la conscience de l’homme qu’il possède. Mais il les lui souffle si bas à l’oreille, qu’il en est transporté de colère, sans pouvoir se rendre compte de ce qui produit en lui cette rage et cette douleur.

Karol prit sa tête à deux mains et fut tenté de se la frapper contre les murs. Si les actes de violence n’eussent été en dehors de ses habitudes et de ses principes d’éducation, il eût anéanti cette image fatale. Mais il se calma peu à peu en contemplant la fière sérénité de ce regard attaché sur lui. Le regard d’un portrait bien rendu a en soi quelque chose d’effrayant par cette fixité rêveuse qui semble vous interroger sur ce que vous pensez de lui. Karol en subit le prestige. La tragédienne semblait lui dire : « De quel droit m’interroges-tu ? Est-ce que je t’appartiens ? Est-ce toi qui m’as donné mon sceptre et ma couronne ? Baisse tes yeux curieux et insolents, car je ne baisse jamais les miens, et ma fierté brisera la tienne. »

Le cerveau de Karol, affaibli déjà par cette lutte violente contre lui-même, passa par diverses hallucinations. Il détourna ses yeux avec un sentiment de terreur puérile, et les reporta sur le charmant pastel. Il y découvrit des grâces nouvelles, et, vaincu peu à peu par la pureté de son regard doux et profond, il fondit en larmes, croyant presser sur son cœur la tête brune de l’angélique Antonietta.

La Lucrezia, qui l’avait cherché partout et qui venait demander à son père ou à Biffi, s’ils ne l’avaient point rencontré, entra en cet instant, et, tout effrayée de le voir pleurer ainsi, elle s’élança vers lui et le serra dans ses bras avec anxiété, en lui prodiguant les plus doux noms et les questions les plus inquiètes.

Il ne pouvait ni ne voulait répondre. Comment lui eût-il avoué et fait comprendre tout ce qui venait de se passer en lui ? Il en rougissait, et il faut dire, à la gloire de l’amour, que si Karol avait eu la précipitation et l’injustice d’un enfant gâté, il eut aussitôt l’effusion de reconnaissance et d’amour d’un enfant qu’on a bien sujet d’adorer. À peine eut-il senti l’étreinte de ces bras puissants, qui lui avaient servi de refuge contre les terreurs de la mort, à peine son cœur, paralysé par la souf-