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LUCREZIA FLORIANI.

mes sont capables envers un petit enfant : mais je ne crois pas qu’il m’ait jamais donné un baiser. Il n’y a jamais pensé. Il n’a jamais senti le besoin de me presser contre son cœur, et il trouve que je gâte mes enfants parce que je les caresse. Il demande quel bien cela leur fait, et quels avantages ils en retirent. Quand, après quinze ans d’absence, je suis venue me jeter à ses pieds, en me confessant à lui avec ferveur, et en tâchant de justifier ma conduite : « Tout cela ne me regarde pas, m’a-t-il répondu, je n’entends rien à ce qui est permis ou défendu dans le monde dont tu me parles. Tu as refusé le mari que je te destinais, tu m’as désobéi : voilà ce que j’ai à te reprocher. Tu as aimé le fils de ton maître, et tu l’as détourné de l’obéissance qu’il devait à son père, cela est mal et pouvait me faire du tort. Ces gens-là n’y sont plus, tu reviens, et tu m’as fait beaucoup de cadeaux. Je sais comment je dois me conduire avec toi. Ne parlons jamais du passé, il y a une fin à tout, et je te pardonne, à condition que tu élèveras tes enfants dans des idées d’ordre et de sagesse. » Là-dessus, il me donna une poignée de main, et tout fut dit.

« Eh bien, mon ami, j’ai vu, dans ma vie de théâtre, l’intérieur de bien des familles d’artistes, et je vais vous dire ce qui s’y passe dix fois sur douze. L’artiste, surtout l’artiste dramatique, est toujours sorti des rangs les plus pauvres et les plus obscurs de la société. Soit que ses parents l’aient destiné à leur servir de gagne-pain, soit que le hasard et des protections étrangères aient révélé et utilisé ses aptitudes, dès son premier succès, fût-il encore enfant, le voilà chargé de soutenir, de transporter, de vêtir, de nourrir et même d’amuser sa famille. C’est lui qui paiera les dettes de ses frères, c’est lui qui établira ses sœurs, c’est lui qui placera en rentes tout le fruit de son travail pour assurer une belle pension à ses père et mère, le jour où il voudra leur acheter sa liberté.

« Ce sont les femmes surtout qui subissent ces dures nécessités, et ce serait juste et bien, si on n’abusait pas indignement de leurs forces, de leur santé, et pis encore, hélas ! de leur honneur, pour rendre le gain plus rapide, et les mettre, par la prostitution, à l’abri d’une chute devant le public. Le théâtre, dans ce cas-là, sert encore d’étalage de vente, et telle fille stupide et belle paie pour se montrer, ne fût-ce qu’un instant, sur les tréteaux, dans un costume équivoque, afin de se faire connaître et de trouver des chalands.

« Quand, par hasard, cette fille, cette dupe, cette victime a du caractère et de la fierté, soit qu’elle ait su préserver son innocence, soit qu’elle ait le juste ressentiment d’avoir cédé à d’infâmes suggestions, dès qu’elle menace de rompre avec sa famille, la famille plie, tremble, adule et rampe. Je les ai vus, ces pères éhontés, ces mères odieuses, tenir le cachemire et le vitchoura dans la coulisse, baiser presque les pieds qui avaient dansé à mille francs par soirée, remplir, à la maison, l’office de laquais, faire un nid d’ouate à la poule aux œufs d’or, enfin descendre à une servilité sans exemple, aux plus lâches complaisances, aux flatteries les plus viles, pour conserver l’honneur et le profit d’être attachés à la grande coquette, à la prima dona, ou seulement à la courtisane à la mode.

« Ces familles-là m’auraient fait pleurer de honte, et, quand je songeais à mon vieux père, le paysan, qui n’avait pas voulu quitter ses filets pour venir partager mon luxe, qui refusait de répondre à mes lettres, qui recevait mes envois d’argent pour faire une dot à mes filles, mais qui persistait à se lever devant le jour, à dormir sous le chaume et à vivre avec deux sous de riz par jour, il me semblait que j’étais d’une naissance illustre, et que je me sentais encore fière du sang plébéien qui coulait dans mes veines.

« Il est bien vrai que, comme dans toutes les choses humaines, il y a des misères et des ridicules mêlés à tout cela. Il est vrai que mon père refusait mes lettres, quand j’oubliais de les affranchir ; il est vrai qu’aujourd’hui il déplore ce qu’il appelle ma prodigalité, et que, quand il a vendu son poisson, il montre une pièce d’argent à Célio d’un air de triomphe, en lui disant : « À ton âge, je gagnais déjà cela, et, à l’âge que j’ai maintenant, je le gagne encore. Je te donnerai cela pour t’aider, quand tu commenceras à avoir un état et à vouloir gagner aussi. » Il est vrai encore que, s’il me voyait donner cent francs à un malheureux camarade sans ressources, il m’accablerait presque de sa malédiction. Je suis forcée de tolérer souvent ses travers, mais je suis toujours forcée aussi de respecter son orgueil et sa rustique opiniâtreté. S’il est dur aux autres, c’est qu’il l’est à lui-même encore plus. Il travaille avec l’ardeur d’un jeune homme, il n’est jamais indiscret ni importun, il vit dans son stoïcisme, sans jamais contrôler ce qu’il ne comprend pas. Combien d’autres, à sa place, eussent rempli mon existence de tracasseries, tout en s’enivrant à ma table et en me faisant rougir de leur grossièreté ou de leur bassesse ! La situation de mon père vis-à-vis de moi était bien délicate, et, sans rien raisonner ni calculer à cet égard, il l’a conservée digne, indépendante, et généreuse à son sens. Comblé de mes dons, il peut encore se considérer comme chef de famille et protecteur, puisqu’il travaille et amasse pour faire le bonheur de ses enfants. Je souris de ses moyens, mais non de ses intentions. Et maintenant, Karol, ne comprends-tu pas que j’aime et bénisse encore mon vieux père ? N’as-tu pas remarqué que je lui ressemble de figure, et crois-tu que je n’aie rien de son caractère ? »

— Vous ? s’écria Karol : oh ciel ! rien !

— Oui, moi. Je dois quelque chose à la fierté du sang qu’il m’a transmis, reprit Lucrezia. Je me suis trouvée dans des situations difficiles ; j’ai été aimée par des hommes riches ; j’ai eu des amis dont j’aurais pu accepter l’aide sans manquer à l’honneur. Mais l’idée d’imposer aux autres des privations ou un surcroît de travail, lorsque je me sentais jeune, forte et laborieuse, m’eût été insupportable. On m’a accusée de bien des fautes, on a exagéré cruellement celles que j’ai commises ; mais jamais l’ombre d’un soupçon pour mon indépendance et ma probité n’a pu se présenter à l’esprit des gens les plus malveillants pour moi. J’ai été directrice de théâtre, j’ai manié des intérêts matériels, et fait ce qu’on appelle des affaires. Elles étaient même compliquées, difficiles et délicates. Aux prises avec tant de prétentions, de vanités et d’exigences, j’ai toujours eu pour principe de donner plutôt le double de ce que je devais, que de contester dans un cas douteux ; sans être économe, j’ai eu de l’ordre, et, en faisant beaucoup de bien, je ne me suis pas ruinée et compromise. C’est que je n’ai point fait de folies par complaisance pour moi-même. Elle est plus rangée et plus sage, la femme qui donne aux malheureux ce qu’elle a, que celle qui engage ce qu’elle n’a pas pour se procurer des bijoux et des équipages. Je n’ai jamais eu le goût d’un vain luxe. La possession d’un petit objet sans valeur, où se révèlent l’intelligence et le goût de l’ouvrier, m’est plus chère que celle d’une parure de diamants. J’aime ce qui est bon et vrai plus que ce qui est éclatant et envié. Sans m’astreindre à vivre aussi frugalement que mon père, j’ai porté de la sobriété dans tous mes instincts. Il n’y a que l’affection que je ne gouverne pas par la tempérance de l’esprit, et, en cela seulement, je diffère de lui : mais si je n’ai pas été une fille entretenue, si les présents de la corruption ne m’ont pas tentée, lorsque, à seize ans, je me suis trouvée aux prises avec les difficultés de l’existence, si je peux commander encore le respect à ceux qui me blâment, c’est, sois-en bien sûr, parce que je suis la fille du vieux Menapace. Conviens donc que l’apparence trompe, et que la nature établit des liens solides et des rapports profonds entre les êtres qui diffèrent le plus au premier coup d’œil.

— Tout ce que vous dites est admirable, répondit le prince, accablé de tristesse, et vous devez avoir raison en tout. Mais allons rejoindre Salvator qui nous cherche sans doute.

— Non, non ! dit la Floriani ; il était fatigué de son voyage, il s’est endormi à l’ombre des myrtes du jardin. Allons rejoindre les enfants, que je n’ai pas vus depuis une heure. »