Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/64

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
59
LUCREZIA FLORIANI.

cieuse qu’on maudit parfois, mais qu’on invoque toujours ! »

Vandoni parla encore quelque temps avec plus de facilité que de suite, et avec plus de franchise que de chaleur. Cependant, lorsqu’il eut embrassé son fils une dernière fois, sans rien dire, il parut profondément ému.

Mais, tout aussitôt, il salua le prince avec l’aplomb obséquieux et railleur du comédien, et il s’éloigna, sans se retourner, jusqu’à la palissade où Biffi s’était remis à travailler. Là, il s’arrêta encore assez longtemps pour regarder l’enfant, puis enfin il salua de nouveau le prince, et se remit en marche.

Outre l’émotion fâcheuse et le désagrément insupportable d’une pareille rencontre, la figure, la voix, la tournure et le discours de cet homme, quoique annonçant une grande bonté et une grande loyauté naturelles, n’excitèrent chez Karol qu’une antipathie prononcée. Vandoni était beau, assez instruit, et d’une honnêteté à toute épreuve ; mais tout en lui sentait le théâtre, et il fallait l’habitude que la Floriani avait de fréquenter des comédiens encore plus affectés et plus ampoulés, pour qu’elle ne se fût jamais aperçue de ce qui choquait tant le prince à la première vue, à savoir cette affectation de solennité, qui trahissait l’étude à chaque pas, à chaque mot. Vandoni était un mélange d’emphase et de naïveté assez difficile à définir. La nature l’avait fait ce qu’il voulait paraître ; mais, ainsi qu’il arrive aux artistes secondaires, l’art lui était devenu une seconde nature. Il était sincèrement généreux et délicat, mais il ne pouvait plus se contenter de l’être par le fait ; il avait besoin de le dire et de confier ses sentiments comme il récitait un monologue sur la scène. Tandis que les comédiens de premier ordre portent leur âme dans leur rôle, ceux qui n’ont qu’une médiocre inspiration ramènent leur rôle dans la vie privée et le jouent sans en avoir conscience, à tous les instants du jour.

En raison de cette infirmité, le bon Vandoni avait l’extérieur moins sérieux que ses sentiments, et il ôtait à ses paroles le poids qu’elles eussent eu par elles-mêmes, s’il ne les eût débitées avec un soin trop consciencieux. Tandis que les inflexions justes et la prononciation nette de la Floriani partaient d’elle-même et d’elle seule, la prononciation nette et les inflexions justes de Vandoni sentaient la leçon du professeur. Il en était de même de sa démarche, de son geste et de l’expression de sa physionomie. Tout cela sentait le miroir. Il est bien vrai que l’étude avait passé dans son être et dans son sang, et qu’il disait d’abondance ce qu’en d’autres temps il s’était péniblement étudié à bien dire. Mais la convention première de son débit et de son attitude reparaissait toujours, et tandis que le bon goût de la causerie est d’atténuer dans la forme ce qu’on peut apporter de force dans le fond, son bon goût, à lui, consistait à tout faire ressortir et à ne rien laisser dans l’ombre.

Ainsi, en parlant de son amour paternel, il fit sentir trop l’attendrissement ; en revendiquant ses droits de père et en parlant avec générosité à son rival, il se posa trop en héros de drame ; en voulant paraître résigné à l’infidélité de sa maîtresse, il força trop l’intention et prit presque un air de roué qui était bien au-dessus de son courage. Joignez à tout cela une gêne secrète dont les artistes médiocres ne se débarrassent jamais moins que lorsqu’ils cherchent l’aisance, et vous vous expliquerez ce sourire incertain, que Karol prit pour le comble de l’impertinence, ce regard parfois troublé, qu’il attribua à l’hébétement de la débauche, enfin, ces gestes arrondis qu’il fut tenté de souffleter.

Pourtant, cette impression personnelle du prince Karol en contact avec le comédien Vandoni, était toute relative. Leurs défauts à tous deux étaient si opposés, qu’à les voir ensemble il eût fallu condamner tour à tour deux caractères qu’on eût acceptés isolément. Le prince péchait par excès de réserve, et, à force de haïr tout ce qui, dans la forme, pouvait être taxé de la plus légère exagération, il avait, par moments, une raideur glaciale un peu désobligeante. Vandoni, au contraire, ne voulait passer devant personne sans lui laisser une certaine opinion de son mérite. Ses yeux ne cherchaient pas, comme ceux du prince, à éviter l’insulte d’un regard curieux, ils cherchaient ce regard et l’interrogeaient pour juger de l’effet produit. Quand l’effet lui paraissait manqué, il s’obstinait, afin d’en trouver un meilleur ; mais comme il n’avait pas cette vivacité d’esprit qu’ont les grands comédiens, les grands avocats et les grands causeurs pour faire naître l’occasion de se manifester et de se développer, il restait souvent à côté de son effet.

Il n’était pourtant rien de tout ce que le prince voulut supposer, d’après sa manière d’être. Il n’était ni borné, ni hâbleur, ni débauché, ni insolent. C’était plutôt une nature bienveillante, quoique assez personnelle, sincère quoique un peu vaine, sobre et douce, bien que portée, dans l’occasion, à se targuer du contraire. Il avait eu le malheur d’aspirer toujours à plus de célébrité qu’il n’en pouvait avoir. Sa passion était de jouer les premiers rôles ; il n’y était jamais parvenu. Alors, voulant faire valoir les emplois effacés qui lui étaient confiés, il avait joué trop en conscience les rôles de père noble, de druide, de confident ou de capitaine des gardes. C’est un grand tort que de vouloir attirer trop l’attention sur les parties d’un ouvrage dramatique que l’auteur a placées au second plan. S’il y avait un endroit faible, voire une platitude dans son rôle, Vandoni la faisait impitoyablement ressortir, et il était tout étonné d’avoir fait siffler le poëte qu’il avait cru servir de tout son zèle et de tous ses moyens.

En outre, il était petit et voulait paraître grand. Il avait une de ces belles voix de basse-taille qui ne peuvent varier leurs inflexions et que la nature a condamnées à une sonorité monotone. Il tirait vanité d’avoir un plus beau timbre que tel ou tel acteur en renom et ne se disait pas qu’une voix éraillée conduite par le génie est plus sympathique et plus puissante qu’un vigoureux instrument obéissant à un souffle vulgaire. Ce bon Vandoni ! il s’en allait pensant avoir remis à sa place, avec beaucoup de finesse, de mesure et de dignité, l’orgueil jaloux du petit prince de Roswald, et le prince de Roswald haussait les épaules en le voyant partir, se demandant avec une profonde douleur comment la Floriani avait pu souffrir un seul jour l’intimité d’un homme si ridicule et médiocre.

Hélas ! Karol n’était pas, à cet égard, au bout de ses peines, car Vandoni ne se retirait pas pleinement satisfait de son effet. Il regrettait de n’avoir pas rencontré Lucrezia pour lui montrer un détachement philosophique ou une fierté magnanime qu’il n’avait pu feindre dans les premiers moments de leur rupture. Il regrettait d’avoir laissé à cette femme si forte l’idée qu’il ne l’était pas autant qu’elle, et tout ce qu’il y avait eu de naïf et de touchant dans ses larmes et dans sa colère, il voulait l’effacer par quelque scène de gloriole miséricordieuse qui lui paraissait d’un plus beau style.

Il ralentissait donc le pas, à mesure qu’il s’éloignait, sachant bien qu’il faut aider le hasard, et le hasard le plus aisé à prévoir aida sa petite ruse. Il était encore en vue lorsque la Floriani descendit sur la grève.

Et que venait-elle faire sur cette grève, au lieu de rester dans son boudoir à causer avec le comte Albani ? C’est qu’elle avait fini de causer, c’est qu’elle avait triomphé de la résistance de ce dernier, c’est qu’elle venait dire au prince : Vous l’emportez ; je vous aime trop pour persister à vous faire souffrir. Soyez mon époux. J’expose mon amour maternel à de rudes combats, je brave l’avenir, j’étouffe le cri de ma conscience, mais je me damnerai pour vous s’il le faut !

Mais, de même qu’on se brise les mains et la tête en courant avec transport vers une porte que l’on compte franchir et qui se trouve fermée, de même la Floriani se heurta et resta comme terrassée en rencontrant la figure froide et chagrine de son amant. Il la salua avec la courtoisie d’un respect passé à l’état de système ; mais son regard semblait lui dire : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? »

Jamais encore il ne s’était montré à elle aussi triste ; et comme, chez les natures qui ne veulent pas se livrer,