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LUCREZIA FLORIANI.

Vous ne vous en seriez pas seulement aperçu, si vous étiez resté vous-même, et si vous aviez conservé la suprême confiance qui nous faisait si forts et si purs !… Vous l’avez perdue, vous m’avez retiré le talisman qui m’eût rendue invulnérable à la douleur et à l’inquiétude. Je vais maintenant vous dire quelles obligations pèsent sur ma vie réelle, quels ménagements je dois garder, quels devoirs ma conscience me trace. Mais, pour les comprendre, il faut vous donner la peine de raisonner un peu, de connaître mon passé, de le juger, et d’en tirer une conclusion sérieuse, une fois pour toutes !… Vandoni…



Vous êtes mortellement triste ce soir. (Page 62.)

— Ah ! s’écria Karol, tremblant comme un enfant, ne prononcez plus ce nom, et faites-moi grâce de tout ce que vous voulez me dire. Je n’ai pas encore, je n’aurai peut-être jamais la force de l’entendre. Je hais ce Vandoni, je hais tout ce qui dans votre vie n’est pas vous-même. Que vous importe ! Il n’entre pas dans vos devoirs de me réconcilier avec ce qui me froisse et me révolte autour de vous. Laissez-moi, puisque cela m’est possible et n’est possible qu’à moi, voir en vous deux êtres distincts. L’un que je n’ai pas connu et que je ne veux pas connaître ; l’autre que je connais, que je possède, et que je ne veux pas voir mêlé aux choses que je déteste. Oui, oui, Lucrezia, tu l’as dit, ce serait descendre et retomber dans la fange des sentiers humains. Viens sur mon cœur, oublions les atroces souffrances de cette journée et retournons à Dieu. Que t’importe ce qui s’est passé en moi ? Cela me regarde, et j’ai la force de le subir, puisque j’ai celle de t’aimer autant que si rien ne m’avait troublé ! Non, non, pas d’explications, pas de récits, pas de confidences, pas de raisonnements. Prends-moi dans tes bras, et emporte-moi loin de ce monde maudit où je ne vois pas clair, où je ne respire pas, où je suis condamné à ramper plus bas que les autres hommes, si j’y retombe sans ton amour et sans mon enthousiasme. »

La Floriani se contenta de cette fausse réparation, ou, de guerre lasse, elle feignit de s’en contenter ; mais, en cela, elle eut grand tort, et se précipita d’elle-même dans un abîme de chagrins. Karol s’habitua, dès ce jour, à croire que la jalousie n’est point une insulte et qu’une femme aimée, peut et doit la pardonner toujours.