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LUCREZIA FLORIANI.



Il prit sa mère dans ses bras. (Page 72.)

Elle retrouva, au salon, vers minuit, Salvator qui venait de reconduire Vandoni et qui eut la délicatesse de ne pas lui dire combien il avait trouvé ce brave garçon ridicule et ennuyeux. Elle n’eut pas le courage de lui confier à quel point le prince avait été irrité de la présence de son ancien amant ; mais elle ne put s’empêcher d’admirer combien l’amitié est plus indulgente, secourable et généreuse que l’amour. Car elle ne se dissimulait plus les travers de Vandoni, et elle voyait bien que Salvator s’était dévoué pour l’en débarrasser.

Lucrezia se retira auprès de ses enfants, résolue à oublier les chagrins de cette journée et à dormir, pour s’éveiller, comme une mère vigilante et active, au point du jour. Mais quoiqu’elle eût acquis plus que personne, dans sa vie de douleurs, la faculté de laisser reposer ses chagrins et de dormir avec, comme un pauvre soldat en campagne dort au bivouac avec sa faim et ses blessures, elle ne put fermer l’œil de la nuit, et tous les souvenirs amers qui s’étaient assoupis dans son sein, depuis quelque temps, s’y ranimèrent un à un, puis tous ensemble, pour la torturer sans relâche. Elle vit, comme autant de spectres railleurs et menaçants, ses erreurs et ses déceptions, les ingrats qu’elle avait faits et les méchants qu’elle n’avait pas pu convertir. Elle lutta vainement contre l’épouvante du passé, en se réfugiant dans le présent. Le présent ne lui offrait plus de sécurité, et les anciennes douleurs ne se ranimaient ainsi que parce qu’une douleur nouvelle, plus profonde que toutes les autres, venait leur donner carrière.

Quand elle se leva, pâle et brisée, le soleil brillant du matin, les fleurs chargées d’humides parfums, les rossignols enivrés de leurs propres chants, ne ramenèrent pas, comme les autres jours, le calme et l’espérance dans son cœur. Elle ne se sentit pas vivre par le sens poétique de la nature, comme à l’ordinaire. Il lui semblait qu’entre cette fraîche et riante nature et son pauvre sein brisé, il y avait désormais un ennemi secret, un ver rongeur, qui empêchait la sève de la vie de venir jusqu’à lui. Elle ne voulut pourtant pas se rendre compte de l’étendue de son désastre. Karol fut courbé à ses pieds ce jour-là. Il ne voulait pas faire oublier ses torts, il ne les connaissait pas, puisque, selon sa coutume, il les avait déjà oubliés lui-même : mais il avait besoin de tendresse, d’effusion et de bonheur, après plusieurs jours passés dans