Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
79
LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

de Cécilia, je frappe, on vient m’ouvrir : au lieu du visage doux et mélancolique de la cantatrice, c’est la figure enflammée du débutant qui m’accueille d’un regard méfiant et de cette parole insolente : — Que voulez-vous, Monsieur ?

— Je croyais frapper chez la signora Boccaferri, répondis-je ; elle a donc changé de loge ?

— Non, non, c’est ici ! me cria la voix de Cécilia. Entrez, signor Salentini, je suis bien aise de vous voir.

J’entrai, elle quittait son costume derrière un paravent. Célio se rassit sur le sofa ; sans me rien dire, et même sans daigner faire la moindre attention à ma présence, il reprit son discours au point où je l’avais interrompu. À vrai dire, ce discours n’était qu’un monologue. Il procédait même uniquement par exclamations et malédictions, donnant au diable ce lourd et stupide parterre d’Allemands, ces buveurs, aussi froids que leur bière, aussi incolores que leur café. Les loges n’étaient pas mieux traitées. — Je sais que j’ai mal chanté et encore plus mal joué, disait-il à la Boccaferri, comme pour répondre à une objection qu’elle lui aurait faite avant mon arrivée ; mais soyez donc inspiré devant trois rangées de sots diplomates et d’affreuses douairières ! Maudite soit l’idée qui m’a fait choisir Vienne pour le théâtre de mes débuts ! Nulle part les femmes ne sont si laides, l’air si épais, la vie si plate et les hommes si bêtes ! En bas, des abrutis qui vous glacent ; en haut, des monstres qui vous épouvantent ! Par tous les diables ! j’ai été à la hauteur de mon public, c’est-à-dire insipide et détestable !

La naïveté de ce dépit me réconcilia avec Célio. Je lui dis qu’en qualité d’Italien et de compatriote, je réclamais contre son arrêt, que je ne l’avais point écouté froidement, et que j’avais protesté contre la rigueur du public.

À cette ouverture, il leva la tête, me regarda en face, et, venant à moi la main ouverte : « Ah ! oui ! dit-il, c’est vous qui étiez à l’avant-scène, dans la loge de la duchesse de… Vous m’avez soutenu, je l’ai remarqué ; Cécilia Boccaferri, ma bonne camarade, y a fait attention aussi… Cette haridelle de duchesse, elle aussi m’a abandonné ! mais vous luttiez jusqu’au dernier moment. Eh bien, touchez là ; je vous remercie. Il paraît que vous êtes artiste aussi, que vous avez du talent, du succès ? C’est bien de vouloir garantir et consoler ceux qui tombent ! cela vous portera bonheur ! »

Il parlait si vite, il avait un accent si résolu, une cordialité si spontanée, que, bien que choqué de l’expression de corps de garde appliquée à la duchesse, mes récentes amours, je ne pus résister à ses avances, ni rester froid à l’étreinte de sa main. J’ai toujours jugé les gens à ce signe. Une main froide me gêne, une main humide me répugne, une pression saccadée m’irrite, une main qui ne prend que du bout des doigts me fait peur ; mais une main souple et chaude, qui sait presser la mienne bien fort sans la blesser, et qui ne craint pas de livrer à une main virile le contact de sa paume entière, m’inspire une confiance et même une sympathie subite. Certains observateurs des variétés de l’espèce humaine s’attachent au regard, d’autres à la forme du front, ceux-ci à la qualité de la voix, ceux-là au sourire, d’autres enfin à l’écriture, etc. Moi, je crois que tout l’homme est dans chaque détail de son être, et que toute action ou aspect de cet être est un indice révélateur de sa qualité dominante. Il faudrait donc tout examiner, si on en avait le temps ; mais, dès l’abord, j’avoue que je suis pris ou repoussé par la première poignée de main.

Je m’assis auprès de Célio, et tâchai de le consoler de son échec en lui parlant de ses moyens et des parties incontestables de son talent. « Ne me flattez pas, ne m’épargnez pas, s’écria-t-il avec franchise. J’ai été mauvais, j’ai mérité de faire naufrage ; mais ne me jugez pas, je vous en supplie, sur ce misérable début. Je vaux mieux que cela, seulement je ne suis pas assez vieux pour être bon à froid. Il me faut un auditoire qui me porte, et j’en ai trouvé un ce soir qui, dès le commencement, n’a fait que me supporter. J’ai été froissé et contrarié avant l’épreuve, au point d’entrer en scène épuisé et frappé d’un sombre pressentiment. La colère est bonne quelquefois, mais il la faut simultanée à l’opération de la volonté. La mienne n’était pas encore assez refroidie, et elle n’était plus assez chaude : j’ai succombé. Ô ma pauvre mère ! si tu avais été là, tu m’aurais électrisé par ta présence, et je n’aurais pas été indigne de la gloire de porter ton nom ! Dors bien sous tes cyprès, chère sainte ! Dans l’état où me voici, c’est la première fois que je me réjouis de ce que tes yeux sont fermés pour moi !

Une grosse larme coula sur la joue ardente du beau Célio. Sa sincérité, ce retour enthousiaste vers sa mère, son expansion devant moi, effaçaient le mauvais effet de son attitude sur la scène. Je me sentis attendri, je sentis que je l’aimais. Puis, en voyant de près combien sa beauté était vraie, son accent pénétrant et son regard sympathique, je pardonnai à la duchesse de l’avoir aimé deux jours ; je ne lui pardonnai pas de ne plus l’aimer.

Il me restait à savoir s’il était aimé aussi de Cécilia Boccaferri. Elle sortit de sa toilette et vint s’asseoir entre nous deux, nous prit la main à l’un et à l’autre, et, s’adressant à moi : — C’est la première fois que je vous serre la main, dit-elle, mais c’est de bon cœur. Vous venez consoler mon pauvre Célio, mon ami d’enfance, le fils de ma bienfaitrice, et c’est presque une sœur qui vous en remercie. Au reste, je trouve cela tout simple de votre part ; je sais que vous êtes un noble esprit, et que les vrais talents ont la bonté et la franchise en partage… Écoute, Célio, ajouta-t-elle, comme frappée d’une idée soudaine, va quitter ton costume dans ta loge, il est temps ; moi, j’ai quelques mots à dire à M. Salentini. Tu reviendras me prendre, et nous partirons ensemble.

Célio sortit sans hésiter et d’un air de confiance absolue. Était-il sûr, à ce point, de la fidélité de sa maîtresse ?… ou bien n’était-il pas l’amant de Cécilia ? Et pourquoi l’aurait-il été ? pourquoi en avais-je la pensée, lorsque ni elle ni lui ne l’avaient peut-être jamais eue ? Tout cela s’agitait confusément et rapidement dans ma tête. Je tenais toujours la main de Cécilia dans la mienne, je l’y avais gardée ; elle ne paraissait pas le trouver mauvais. J’interrogeais les fibres mystérieuses de cette petite main, assez ferme, légèrement attiédie et particulièrement calme, tout en plongeant dans les yeux noirs, grands et graves de la cantatrice ; mais l’œil et la main d’une femme ne se pénètrent pas si aisément que ceux d’un homme. Ma science d’observation et ma délicatesse de perceptions m’ont souvent trahi ou éclairé selon le sexe.

Par un mouvement très-naturel pour relever son châle, la Boccaferri me retira sa main dès que nous fûmes seuls, mais sans détourner son regard du mien.

— Monsieur Salentini, dit-elle, vous faites la cour à la duchesse de X… et vous avez été jaloux de Célio ; mais vous ne l’êtes plus, n’est-ce pas ? vous sentez bien que vous n’avez pas sujet de l’être.

— Je ne suis pas du tout certain que je n’eusse pas sujet d’être jaloux de Célio, si je faisais la cour à la duchesse, répondis-je en me rapprochant un peu de la Boccaferri ; mais je puis vous jurer que je ne suis pas jaloux, parce que je n’aime pas cette femme.

Cécilia baissa les yeux, mais avec une expression de dignité et non de trouble. — Je ne vous demande pas vos secrets, dit-elle, je n’ai pas cette indiscrétion. Rien là dedans ne peut exciter ma curiosité ; mais je vous parle franchement. Je donnerais ma vie pour Célio ; je sais que certaines femmes du monde sont très-dangereuses. Je l’ai vu avec peine aller chez quelques-unes, j’ai prévu que sa beauté lui serait funeste, et peut-être son malheur d’aujourd’hui est-il le résultat de quelques intrigues de coquettes, de quelques jalousies fomentées à dessein… Vous connaissez le monde mieux que moi ; mais j’y vais quelquefois chanter, et j’observe sans en avoir l’air. Eh bien, j’ai vu ce soir Célio chuté par des gens qui lui promettaient chaudement hier de l’applaudir, et j’ai cru comprendre certains petits drames dans les loges qui nous