Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
83
LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

désespoir et de volonté, de dégoût et de courage, cette abnégation complète dans une nature si énergique, et par conséquent si capable de goûter la vie avec plénitude, cette flamme profonde, cette mémoire endolorie, voilées par un sourire de douceur naïve, la faisaient resplendir à mes yeux d’un éclat singulier. Elle était devant moi comme la douce lumière d’une petite lampe qu’on viendrait d’allumer dans une vaste église. D’abord ce n’est qu’une étincelle dans les ténèbres, et puis la flamme s’alimente, la clarté s’épure, l’œil s’habitue et comprend, tous les objets s’illuminent peu à peu. Chaque détail se révèle sans que l’ensemble perde rien de sa lucidité transparente et de son austérité mélancolique. Au premier moment, on n’eût pu marcher sans se heurter dans ce crépuscule, et puis voilà qu’on peut lire à cette lampe du sanctuaire et que les images du temple se colorent et flottent devant vous comme des êtres vivants. La vue augmente à chaque seconde comme un sens nouveau, perfectionné, satisfait, idéalisé, par ce suave aliment d’une lumière pure, égale et sereine.

Cette métaphore, longue à dire, me vint rapide et complète dans la pensée. Comme un peintre que je suis, je vis le symbole avec les yeux de l’imagination en même temps que je regardais la femme avec les yeux du sentiment. Je m’élançai vers elle, je l’entourai de mes bras, en m’écriant follement : « Fiat lux ! aimons-nous, et la lumière sera. »

Mais elle ne me comprit pas, ou plutôt elle n’entendit pas mes sottes paroles. Elle écoutait un bruit de voix dans la loge voisine. « Ah ! mon Dieu ! me dit-elle, voici mon père qui se querelle avec Célio ! allons vite les distraire. Mon père sort du café. Il est très-animé à cette heure-ci, et Célio n’est guère disposé à entendre une théorie sur le néant de la gloire. Venez, mon ami ! »

Elle s’empara de mon bras, et courut à la loge de Célio. Il devait se passer bien du temps avant que l’occasion de lui dire mon amour se retrouvât.

Le vieux Boccaferri était fort débraillé et à moitié ivre, ce qui lui arrivait toujours quand il ne l’était pas tout à fait. Célio, tout en se lavant la figure avec de la pâte de concombre, frappait du pied avec fureur.

— Oui, disait Boccaferri, je te le répéterai quand même tu devrais m’étrangler. C’est ta faute ; tu as été mauvais, archimauvais ! Je te savais bien mauvais, mais je ne te croyais pas encore capable d’être aussi mauvais que tu l’as été ce soir !

— Est-ce que je ne le sais pas que j’ai été mauvais, mauvais ivrogne que vous êtes ? s’écria Célio en roulant sa serviette convulsivement pour la lancer à la figure du vieillard ; mais, en voyant paraître Cécilia, il atténua ce mouvement dramatique, et la serviette vint tomber à nos pieds. — Cécilia, reprit-il, délivre-moi de ton fléau de père ; ce vieux fou m’apporte le coup de pied de l’âne. Qu’il me laisse tranquille, ou je le jette par la fenêtre !

Cette violence de Célio sentait si fort le cabotin, que j’en fus révolté ; mais la paisible Cécilia n’en parut ni surprise ni émue. Comme une salamandre habituée à traverser le feu, comme un nautonier familiarisé avec la tempête, elle se glissa entre les deux antagonistes, prit leurs mains et les força à se joindre en disant : — Et pourtant vous vous aimez ! si mon père est fou ce soir, c’est de chagrin ; si Célio est méchant, c’est qu’il est malheureux, mais il sait bien que c’est son malheur qui fait déraisonner son vieil ami.

Boccaferri se jeta au cou de Célio, et, le pressant dans ses bras : « Le ciel m’est témoin, s’écria-t-il, que je t’aime presque autant que ma propre fille ! » Et il se mit à pleurer. Ces larmes venaient à la fois du cœur et de la bouteille. Célio haussa les épaules tout en l’embrassant.

— C’est que, vois-tu, reprit le vieillard, toi, ta mère, tes sœurs, ton jeune frère… je voudrais vous placer dans le ciel, avec une auréole, une couronne d’éclairs au front, comme des dieux !… Et voilà que tu fais un fiasco orribile pour ne m’avoir pas consulté !

Il déraisonna pendant quelques minutes, puis ses idées s’éclaircirent en parlant. Il dit d’excellentes choses sur l’amour de l’art, sur la personnalité mal entendue qui nuit à celle du talent. Il appelait cela la personnalité de la personne. Il s’exprima d’abord en termes heurtés, bizarres, obscurs ; mais, à mesure qu’il parlait, l’ivresse se dissipait : il devenait extraordinairement lucide, il trouvait même des formes agréables pour faire accepter sa critique au récalcitrant Célio. Il lui dit à peu près les mêmes choses, quant au fond, que j’avais dites à la duchesse ; mais il les dit autrement et mieux. Je vis qu’il pensait comme moi, ou plutôt que je pensais comme lui, et qu’il résumait devant moi ma propre pensée. Je n’avais jamais voulu faire attention aux paroles de ce vieillard, dont le désordre me répugnait. Je m’aperçus ce soir-là qu’il avait de l’intelligence, de la finesse, une grande science de la philosophie de l’art, et que, par moments il trouvait des mots qu’un homme de génie n’eût pas désavoués.

Célio l’écoutait l’oreille basse, se défendant mal, et montrant, avec la naïveté généreuse qui lui était propre, qu’il était convaincu en dépit de lui-même. L’heure s’écoulait, on éteignait jusque dans les couloirs, et les portes du théâtre allaient se fermer. Boccaferri était partout chez lui. Avec cette admirable insouciance qui est une grâce d’état pour les débauchés, il eût couché sur les planches ou bavardé jusqu’au jour sans s’aviser de la fatigue d’autrui plus que de la sienne propre. Cécilia le prit par le bras pour l’emmener, nous dit adieu dans la rue, et je me trouvai seul avec Célio, qui, se sentant trop agité pour dormir, voulut me reconduire jusqu’à mon domicile.

— Quand je pense, me disait-il, que je suis invité à souper ce soir dans dix maisons, et qu’à l’heure qu’il est, toutes mes connaissances sont censées me chercher pour me consoler ! Mais personne ne s’impatiente après moi, personne ne regrettera mon absence, et je n’ai pas un ami qui m’ait bien cherché, car j’étais dans la loge de Cécilia, et, en ne me trouvant pas dans la mienne, on n’essayait pas de savoir si j’étais de l’autre côté de la cloison. À travers cette cloison maudite, j’ai entendu des mots qui devront me faire réfléchir. « Il est déjà parti ! Il est donc désespéré ! — Pauvre diable ! — Ma foi ! je m’en vais. — Je lui laisse ma carte. — J’aime autant l’avoir manqué ce soir, etc. » C’est ainsi que mes bons et fidèles amis se parlaient l’un à l’autre. Et je me tenais coi, enchanté de les entendre partir. Et votre duchesse ! qui devait m’envoyer prendre par son sigisbée avec sa voiture ? Je n’ai pas eu la peine de refuser son thé. Vous en tenez pour cette duchesse, vous ? Vous avez grand tort ; c’est une dévergondée. Attendez d’avoir ce fiasco dans votre art, et vous m’en direz des nouvelles. Au reste, celle-là ne m’a pas trompé. Dès le premier jour, j’ai vu qu’elle faisait passer son monde sous la toise, et que, pour avoir les grandes entrées chez elle, il fallait avoir son brevet de grand homme à la main.

— Je ne sais, répondis-je, si c’est le dépit ou l’habitude qui vous rend cynique, Célio ; mais vous l’êtes, et c’est une tache en vous. À quoi bon un langage si acerbe ? Je ne voudrais pas qualifier de dévergondée une femme dont j’aurais à me plaindre. Or, comme je n’ai pas ce droit-là, et que je ne suis pas amoureux de la duchesse le moins du monde, je vous prie d’en parler froidement et poliment devant moi ; vous me ferez plaisir, et je vous estimerai davantage.

— Écoutez, Salentini, reprit vivement Célio, vous êtes prudent, et vous louvoyez à travers le monde comme tant d’autres. Je ne crois pas que vous ayez raison ; du moins ce n’est pas mon système. Il faut être franc pour être fort, et moi, je veux exercer ma force à tout prix. Si vous n’êtes pas l’amant de la duchesse, c’est que vous ne l’avez pas voulu, car, pour mon compte, je sais que je l’aurais été, si cela eût été de mon goût. Je sais ce qu’elle m’a dit de vous au premier mot de galanterie que je lui ai adressé (et je le faisais par manière d’amusement, par curiosité pure, je vous l’atteste) : je regardais une jolie esquisse que vous avez faite d’après elle et qu’elle a mise, richement encadrée, dans son boudoir. Je trouvais le portrait flatté, et je le lui disais, sans