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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

Je ne sais quelle réaction se fit en moi. Je courus vers la porte ; j’ordonnai au vetturino de dételer et de s’en aller. Je rentrai ; je respirai ; je mis mon album sur une table comme pour reprendre possession de mon atelier, de mon travail et de ma liberté ; puis l’effroi de la solitude me saisit. Ces grandes murailles nues d’un atelier me serrèrent le cœur. Je retombai sur le sofa, et je me mis à pleurer, à sangloter, presque, comme un enfant qui subit une pénitence et se désole à l’aspect de la chambre qui va lui servir de prison.

Tout à coup une voix de femme qui chantait dans la rue me fit entendre les premières phrases de cet air duDon Juan de Mozart :

Vedrai, Carino
Se sei buonino,
Che bel rimedio
Ti voglio dar
.

Était-ce un rêve ? J’entendais la voix de Cécilia Boccaferri. Je l’avais entendue deux fois dans le rôle de Zerline, où elle avait une naïveté charmante, mais où elle manquait de la nuance de coquetterie nécessaire. En cet instant, il me sembla qu’elle s’adressait à moi avec une tendresse caressante qu’elle n’avait jamais eue en public, et qu’elle m’appelait avec un accent irrésistible. Je bondis vers la porte ; je m’élançai dehors : je ne trouvai que le vetturino qui dételait. Je me livrai à mille recherches minutieuses. La rue et tous les alentours étaient déserts. Il faisait à peine jour, et une bise piquante soufflait des montagnes. « Reviens demain, dis-je à mon conducteur en lui donnant un pourboire ; je ne puis partir aujourd’hui. »

Je passai vingt-quatre heures à chercher et à m’informer. Je demandais la Boccaferri, son père et Célio, au ciel et à la terre. Personne ne savait ce que je voulais dire. L’un me disait que le vieil ivrogne de Boccaferri était mort depuis dix ans ; l’autre, que ce Boccaferri n’avait jamais eu de fille ; tous, que le fils de la Floriani devait être en Angleterre, parce qu’il avait traversé Turin deux mois auparavant en disant qu’il était engagé à Londres.

Je me dis que j’avais eu une hallucination, que ce n’était pas la voix de Cécilia qui m’avait chanté ces quatre vers beaucoup trop tendres pour elle ; mais pendant ces vingt-quatre heures, mon émotion avait changé d’objet ; la duchesse avait perdu son empire sur mon imagination. Au point du jour, le brave vetturino était à ma porte comme la veille. Cette fois, je ne le fis pas attendre. Je chargeai moi-même mes effets ; je m’installai dans son frêle legno (c’est comme on dirait à Paris un sapin), et je lui ordonnai de marcher vers l’ouest.

— Eh quoi ! Seigneurie, ce n’est pas la route de Milan !

— Je le sais bien ; je ne vais plus à Milan.

— Alors, mon maître, dites-moi où nous allons.

— Où tu voudras, mon ami ; allons le plus loin possible, du côté opposé à Milan.

— Je vous mènerais à Paris avec ces chevaux-là ; mais encore voudrais-je savoir si c’est à Paris ou à Rome qu’il faut aller.

— Va vers la France, tout droit vers la France, lui dis-je, obéissant à un instinct spontané. Je t’arrêterai quand je serai fatigué, ou quand la belle nature m’invitera à la contempler.

— La belle nature est bien laide dans ce temps-ci, dit en souriant le brave homme. Voyez, que de neige du haut en bas des montagnes ! Nous ne passerons pas aisément le Mont-Cenis !

— Nous verrons bien ; d’ailleurs nous ne le passerons peut-être pas. Allons, partons. J’ai besoin de voyager. Pourvu que ta voiture roule et m’éloigne de Milan, comme de Turin, c’est tout ce qu’il me faut pour aujourd’hui.

— Allons, allons ! dit-il en fouettant ses chevaux, qui firent une longue glissade sur le pavé cristallisé par la gelée, tête d’artiste, tête de fou ! mais les gens raisonnables sont souvent bêtes et toujours avares. Vivent les artistes !

VII.

LE NŒUD CERISE.

Je ne crois, d’une manière absolue, ni à la destinée, ni à mes instincts, et je suis pourtant forcé de croire à quelque chose qui semble une combinaison de l’un ou de l’autre, à une force mystérieuse qui est comme l’attraction de la fatalité.

Il se fait dans notre existence, comme de grands courants magnétiques que nous traversons quelquefois, sans être emportés par eux, mais où quelquefois aussi nous nous précipitons de nous-mêmes, parce que notre moi se trouve admirablement prédisposé à subir l’influence de ce qui est notre élément naturel, longtemps ignoré ou méconnu. Quand nous sommes entraînés sur cette pente irrésistible, il semble que tout nous aide à en subir l’impulsion souveraine, que tout s’enchaîne auteur de nous de façon à nous faire nier le hasard, enfin que les circonstances les plus naturelles, les plus insignifiantes dans d’autres moments n’existent, à ce moment donné, que pour nous pousser vers le but de notre destinée, que ce but soit un abîme ou un sanctuaire.

Voici le fait qui me parut longtemps merveilleux et qui ne fut autre chose que la rencontre d’un fait parallèle à celui de mon ennui et de mon inquiétude. Mon vetturino était marié non loin de la frontière, du côté de Briançon, à une jeune et jolie femme dont il était séparé assez souvent par l’activité de sa profession. Je lui dis que je voulais aller du côté de la France, et je le voulais parce qu’il s’agissait pour moi de prendre la route diamétralement opposée à celle de Milan, et aussi un peu parce que j’avais quelques renseignements vagues sur le passage récent de Célio dans la contrée que je parcourais. Mon vetturino vit que je ne savais pas bien où je voulais aller, et comme il avait envie d’aller à Briançon, il prit naturellement la route de Suse et d’Exille, traversa la frontière avec la Doire, et me fit entrer dans le département des Hautes-Alpes par le Mont-Genèvre.

Comme nous approchions de Briançon, il me demanda si je ne comptais pas m’y arrêter quelques jours, du ton d’un homme décidé à m’y contraindre. Et, comme j’hésitais à lui répondre avant d’avoir bien pénétré son dessein, il m’annonça que son plus jeune cheval était malade, qu’il ne mangeait pas, et qu’il craignait bien d’être forcé de voir un vétérinaire pour le faire saigner. Je descendis de voiture et j’examinai le cheval ; il avait l’œil pur, le flanc calme ; il n’était pas plus malade que l’autre.

— Mon ami, dis-je à maître Volabù (c’était le nom de mon voiturin), je te prie d’être sincère avec moi. Tu cherches un prétexte pour t’arrêter, et moi je n’ai pas de raisons pour t’attendre. Je ne tiens pas plus longtemps à ton voiturin que tu ne tiens à ma personne. Que j’arrive à Briançon, c’est tout ce que je demande. Là, je penserai à ce que je veux faire, et j’aurai sous la main tous les moyens de transport désirables. Si tu t’obstines à me laisser ici (nous n’étions plus qu’à cinq lieues de Briançon), je m’obstinerai peut-être de mon côté à te faire marcher, car je t’ai pris pour huit jours. Sois donc franc, si tu veux que je sois bon. Tu as ici, aux environs, une affaire de cœur ou d’argent, et c’est pour cela que ton cheval ne mange pas ? Le brave homme se mit à rire, puis il secoua la tête d’un air mélancolique : — Je ne suis plus de la première jeunesse, dit-il, ma femme a dix-huit ans, et j’aurais été bien aise de la surprendre ; elle ne demeure qu’à une toute petite lieue d’ici, aux Désertes. Par la traverse, nous y serons dans une demi-heure ; le chemin est bon, et puisque vous aimez à vous arrêter n’importe où, pour marcher au hasard dans la neige, vous verrez là un bel endroit et de la belle neige, le diable m’emporte ! Nous repartirions demain matin, et nous serions à Briançon avant midi. Allons, j’ai été franc, voulez-vous être bon enfant ?

— Oui, puisque je t’ai fait moi-même cette condition. Va pour les Désertes ! le nom me plaît, et la traverse