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LE PICCININO.

IV.

MYSTÈRES.

Quand Michel eut raconté, dans le plus petit détail, la fin de son aventure, et que Pier-Angelo eut admiré et approuvé son hypocrisie : « Ah çà ! mon père, dit le jeune homme, expliquez-moi donc comment vous vivez ici, à visage découvert et sous votre véritable nom sans être tourmenté, tandis que moi je dois, en arrivant, user de feinte et me tenir sur mes gardes ? »

Pier-Angelo parut hésiter un instant, puis répondit :

― Mais c’est tout simple, mon enfant ! On m’a fait passer autrefois pour un conspirateur ; j’ai été mis en prison, je n’ai peut-être échappé à la potence que par la fuite. Il y avait déjà un commencement d’instruction contre moi. Tout cela est oublié, et, quoique le cardinal ait dû, dans le temps, connaître mon nom et ma figure, il paraît que j’ai bien changé, ou que sa mémoire est fort affaiblie, car il m’a revu ici, et peut-être m’a-t-il entendu nommer, sans me reconnaître et sans se rien rappeler : c’est une épreuve que j’ai voulu faire. J’ai été mandé par l’abbé Ninfo pour travailler dans son palais ; j’y ai été très-hardiment, après avoir pris mes mesures pour que Mila pût être en sûreté, au cas où l’on me jetterait en prison sans forme de procès. Le cardinal m’a vu et ne m’a pas reconnu. L’abbé Ninfo ne sait rien de moi ; je suis donc, ou du moins j’étais tranquille pour mon propre compte, et j’allais justement t’engager à venir me voir, lorsqu’on a dit par la ville, depuis quelques jours, que la santé de Son Éminence était sensiblement améliorée, à tel point qu’elle allait passer quelque temps dans sa maison de campagne, tiens, là-bas, à Ficarazzi ; on voit d’ici le palais, au revers de la colline.

― La villa que voici à deux pas de nous, et où je viens de voir entrer le cardinal, n’est donc pas sa propre résidence ?

― Non, c’est celle de sa nièce, la princesse Agathe, et, sans doute, il a voulu faire un détour et lui rendre une visite comme en passant ; mais cette visite-là me tourmente. Je sais qu’elle ne s’y attendait point, qu’elle n’avait rien préparé pour recevoir son oncle. Il aura voulu lui faire une surprise désagréable ; car il ne peut pas ignorer qu’il n’a guère sujet d’être aimé d’elle. Je crains que cela ne cache quelque mauvais dessein. Dans tous les cas, cette activité subite de la part d’un homme qui, depuis un an, ne s’est promené que sur un fauteuil à roulettes, dans la galerie de son palais de ville, me donne à penser, et je dis qu’il faut faire attention à tout maintenant.

― Mais enfin, mon père, tout cela ne m’apprend pas quel danger je peux courir personnellement ! J’avais à peine six mois, je crois, quand nous avons quitté la Sicile ; je ne pense pas que je fusse impliqué dans la conspiration où vous vous êtes trouvé compromis ?

― Non, certes ; mais on observe les nouveaux-venus. Tout homme du peuple, jeune, intelligent et venant du dehors, est supposé dangereux, imbu des idées nouvelles. Il ne faudrait qu’un mot de toi, prononcé devant un espion ou extorqué par un agent provocateur, pour te faire mettre en prison, et quand j’irais t’y réclamer comme mon fils, ce serait pire, si, par hasard, le maudit cardinal était revenu à la santé et à l’exercice du pouvoir. Il pourrait se rappeler alors que j’ai été accusé autrefois ; il nous appliquerait, en guise de sentence, le proverbe : Tel père, tel fils. Comprends-tu, maintenant ?

― Oui, mon père, et je serai prudent. Comptez sur moi.

― Cela ne suffit pas. Il faut que je m’assure de l’état du cardinal. Je ne veux pas te faire entrer dans Catane sans savoir à quoi m’en tenir.

― Et que ferez-vous pour cela, mon père ?

― Je me tiendrai caché ici avec toi jusqu’à ce que nous ayons vu le cardinal et sa livrée descendre vers Ficarazzi. Cela ne tardera pas. S’il est vrai qu’il soit sourd et muet, il ne fera pas de longue conversation avec sa nièce. Aussitôt que nous ne risquerons plus de le rencontrer, nous irons là, au palais de Palmarosa, où je travaille maintenant ; je t’y cacherai dans un coin, et j’irai consulter la princesse.

― Cette princesse est donc dans vos intérêts ?

― C’est ma plus puissante et ma plus généreuse cliente. Elle m’emploie beaucoup ; et, grâce à elle, j’espère que nous ne serons point persécutés.

― Ah ! mon père, s’écria Michel, c’est elle qui vous a donné l’argent avec lequel j’ai pu payer mes dettes ?

― Prêté, mon enfant, prêté. Je savais bien que tu n’accepterais pas une aumône ; mais elle me donne assez d’ouvrage pour que je puisse m’acquitter peu à peu envers elle.

― Vous pouvez dire : « Bientôt », mon père, car me voici ! Je viens pour m’acquitter envers vous, et mon voyage n’a pas d’autre but.

― Comment, cher enfant ! tu as vendu un tableau ? Tu as gagné de l’argent ?

― Hélas ! non ! Je ne suis pas encore assez habile et assez connu pour gagner de l’argent. Mais j’ai des bras, et j’en sais assez pour peindre des fresques d’ornement. Nous allons donc travailler ensemble mon bon père, et je ne rougirai plus jamais de mener la vie d’un artiste, tandis que vous épuisez vos forces pour satisfaire mes goûts déplacés.

― Parles-tu sérieusement, Michel ? s’écria le vieillard. Tu voudrais te faire ouvrier ?

― J’y suis bien résolu. J’ai revendu mes toiles, mes gravures, mes livres. J’ai donné congé de mon logement, j’ai remercié mon maître, j’ai dit adieu à mes amis, à Rome, à la gloire… Cela m’a un peu coûté, ajouta Michel, qui sentait ses yeux se remplir de larmes ; mais embrassez-moi, mon père, dites-moi que vous êtes content de votre fils, et je serai fier de ce que j’ai fait !

― Oui, embrasse-moi, ami ! s’écria le vieux artisan en pressant son fils contre sa poitrine, et en mêlant ses larmes aux siennes. C’est bien, c’est beau ce que tu as fait là, et Dieu te donnera une belle récompense, c’est moi qui t’en réponds. J’accepte ton sacrifice ; mais, entendons-nous ! pour un temps seulement, pour un temps que nous ferons le plus court possible, en travaillant vite à nous acquitter. Cette épreuve te sera bonne, et ton génie y grandira au lieu de s’éteindre. À nous deux, grâce à la bonne princesse, qui nous paiera bien, nous aurons bientôt gagné assez d’argent pour que tu puisses reprendre la grande peinture, sans aucun remords et sans m’imposer aucune privation. C’est entendu. Maintenant parlons de ta sœur. C’est un prodige d’esprit que cette petite fille. Et comme tu vas la trouver grandie et belle ! belle que c’est effrayant pour un pauvre diable de père comme moi.

― Je veux rester ouvrier, s’écria Michel, puisque avec un gagne-pain modeste, mais assuré, je puis arriver à établir ma sœur suivant sa condition. Pauvre cher ange, qui m’envoyait ses petites épargnes ! Et moi, malheureux, qui voulais les lui rapporter, et qui me suis vu forcé de les sacrifier ! Ah ! c’est affreux, c’est peut-être infâme, de vouloir être artiste quand on a des parents pauvres !…

― Nous parlerons de cela, et je te ferai reprendre goût à ta destinée, mon enfant ; mais écoute : J’entends crier la grille… c’est le cardinal qui sort de la villa ; ne nous montrons pas : nous les verrons bientôt descendre sur la droite… Tu dis que le Ninfo a ouvert la porte lui-même avec une clef qu’il avait ? C’est fort étrange et fort inquiétant de voir que cette bonne princesse n’est pas chez elle, que ces gens-là ont de fausses clefs pour violer sa demeure à l’improviste, et qu’ils la soupçonnent, apparemment, puisqu’ils l’épient de la sorte !

― Mais de quoi peuvent-ils donc la soupçonner ?

― Eh ! quand ce ne serait que de protéger les gens qu’ils persécutent ! Tu déclares que tu es devenu prudent, et d’ailleurs, tu comprendras l’importance de ce que je vais te dire : Tu sais déjà que les Palmarosa étaient tout dévoués à la cour de Naples ; que le prince Dionigi, l’aîné de la famille, père de la princesse Agathe et frère du cardinal, était le plus mauvais Sicilien qu’on