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LA DERNIÈRE ALDINI.

bout de quelques instants, Salomé fit un cri et saisit la petite Alezia qui, endormie dans les bras de sa mère, avait failli tomber à l’eau. La signora était évanouie depuis quelques minutes, et personne ne s’en était aperçu.



Le cupido est ordinairement debout sur une table. (Page 3.)

J’abandonnai la rame ; je parlai au hasard ; je m’approchai de la signora ; j’étais si troublé, que j’eusse fait quelque folie si la prudente Salomé ne m’eût renvoyé impérieusement à mon poste. La signora revint à elle, on reprit à la hâte la route du palais. Mais la société était surprise et consternée, la musique allait tout de travers ; et quant à moi, j’étais si désolé et si effrayé que mes mains tremblantes ne pouvaient plus soutenir la rame. J’avais perdu la tête, j’accrochais toutes les gondoles. Mandola me maudissait ; mais, sourd à ses avertissements, je me retournais à chaque instant pour regarder madame Aldini, dont le front pâle, éclairé par la lune, semblait porter l’empreinte de la mort.

Elle passa une mauvaise nuit ; le lendemain elle eut la fièvre et garda le lit. Salomé refusa de me laisser entrer. Je me glissai malgré elle dans la chambre à coucher, et je me jetai à genoux devant la signora, en fondant en larmes. Elle me tendit sa main, que je couvris de baisers, et me dit que j’avais eu raison de lui résister. « C’est moi, ajouta-t-elle avec une bonté angélique, qui suis exigeante, fantasque et impitoyable depuis quelque temps. Il faut me le pardonner, Nello ; je suis malade, et je sens que je ne peux plus gouverner mon humeur comme à l’ordinaire. J’oublie que vous n’êtes pas destiné à rester gondolier, et qu’un brillant avenir vous est réservé. Pardonnez-moi cela encore ; mon amitié pour vous est si grande, que j’ai eu le désir égoïste de vous garder près de moi, et d’enfouir votre talent dans cette condition basse et obscure qui vous écrase. Vous avez défendu votre indépendance et votre dignité, vous avez bien fait. Désormais vous serez libre, vous apprendrez la musique ; je n’épargnerai rien pour que votre voix se conserve et pour que votre talent se développe ; vous ne me rendrez plus d’autres services que ceux qui vous seront dictés par l’affection et la reconnaissance. »

Je lui jurai que je la servirais toute ma vie, que j’aimerais mieux mourir que de la quitter ; et, en vérité, j’avais pour elle un attachement si légitime et si profond, que je ne pensais pas faire un serment téméraire.

Elle fut mieux portante les jours suivants, et me força