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LA DERNIÈRE ALDINI.

voulais pas m’en aller, elle se fit un jeu de mes secrètes agitations.

Elle redevint vermeille et sémillante. Elle fit à son cousin mille agaceries qui tenaient un milieu si juste entre la tendresse et l’ironie, que ni lui ni moi ne sûmes bientôt à quoi nous en tenir. Puis tout d’un coup, lui tournant le dos et s’approchant de moi, elle me pria, à voix basse et d’un air mystérieux, de tenir le piano à un quart de ton au-dessous du diapason, parce qu’elle avait une voix de contr’alto. Qui voulait-elle mystifier du cousin ou de moi, en me disant ce grand secret d’un air si important ? Je faillis aller donner une poignée de main à Hector, tant notre figure me parut également sotte et notre position ridicule. Mais je vis que le bon jeune homme y attachait plus d’importance que moi, et il me regarda de travers d’un air si sournois et si profond, que j’eus de la peine à m’empêcher de rire. Je répondis tout bas à la Grimani et d’un air encore plus confidentiel : « Signora, j’ai prévenu vos désirs, et le piano est juste au ton de l’orcheslre de San-Carlo, qu’on baissa la saison dernière à cause de mon rhume. »

La signora prit alors le bras de son cousin d’un air théâtral, et l’emmena dans le jardin avec précipitation. Comme ils restèrent à se promener devant la façade, et que je voyais leurs ombres passer et repasser sur le rideau, je me mis derrière ce rideau, et j’écoutai leur conversation.

« C’est précisément ce que je voulais vous dire, cher cousin, disait la signora. Cet homme a une figure bizarre, effrayante ; il ne se doute pas de ce que c’est qu’un piano, et jamais il ne viendra à bout de l’accorder. Vous verrez ! C’est un chevalier d’industrie, n’en doutez pas. Ayons toujours l’œil sur lui, et tenez votre montre dans votre main quand il passera près de vous. Je vous jure que, pendant que je me penchais, sans me douter de rien, vers le piano, pour lui dire de le baisser, il a avancé la main pour me voler ma chaîne d’or.

— Eh ! vous raillez, ma cousine ! Il est impossible qu’un filou ait tant d’audace. Ce n’est pas du tout là ce que je veux vous dire, et vous feignez de ne pas me comprendre.

— Je feins, Hector ? Vous m’accusez de feindre ? Moi, feindre ! En vérité, dites-moi si vous valez la peine que je me donnerais pour inventer un mensonge ?

— Cette dureté est fort inutile, ma cousine. Il paraît que je vaux du moins la peine que vous cherchiez l’occasion de m’adresser des paroles mortifiantes.

— Mais, pour Dieu, de quoi parlez-vous, mon cousin ? Et pourquoi dites-vous que cet homme…

— Je dis que cet homme n’est point un accordeur de pianos, qu’il n’accorde pas votre piano, qu’il n’a jamais accordé aucun piano. Je dis qu’il ne vous quitte pas de l’œil, qu’il épie tous vos mouvements, qu’il aspire toutes vos paroles. Je dis que c’est un homme qui vous aura vue quelque part, à Naples ou à Florence, au théâtre ou à la promenade, et qui est tombé amoureux de vous.

— Et qui s’est introduit ici sous un déguisement, pour me voir et pour me séduire peut-être, l’infâme, le scélérat ! » En prononçant ces paroles d’un ton emphatique, la signora se renversa sur un banc en riant aux éclats. Comme je vis le cousin s’approcher de la porte du salon d’un air presque furieux, je retournai à mon poste, et, m’armant du marteau d’accordage, je résolus de l’en assommer s’il essayait de m’outrager ; car j’avais déjà pressenti l’homme qui s’arrange de manière à ne pas se battre, et qui appelle ses valets quand on le brave à portée de l’antichambre. Il tombera raide mort avant de tirer le cordon de cette sonnette, pensai-je en serrant le marteau dans ma main et en jetant un rapide regard autour de moi. Mais mon aventure ne garda pas longtemps cette tournure dramatique.

Je revis la signora au bras de son cousin, se promenant sur la terrasse, et de temps en temps s’arrêtant devant la porte de glaces entr’ouverte, pour me regarder, elle, d’un air railleur, lui, d’un air embarrassé. Je ne savais plus ce qui se passait entre eux, et la colère me montait de plus en plus à la gorge.

Une jolie soubrette se trouva tout d’un coup en tiers sur la terrasse. La signora lui parlait d’un ton animé, tantôt riant, tantôt prenant un air absolu. La soubrette semblait hésiter ; le cousin semblait supplier sa cousine de ne pas faire d’extravagance. Enfin la soubrette vint à moi d’un air confus, et me dit en rougissant jusqu’à la racine des cheveux : « Monsieur, la signora m’ordonne de vous dire, en propres termes, que vous êtes un insolent, et que vous feriez bien mieux d’accorder le piano que de la regarder comme vous faites. Pardon, Monsieur… Je crois bien que c’est une plaisanterie. — Et je le prends ainsi, répondis-je ; mais répondez à la Signora que je lui présente mon profond respect, et que je la prie de ne pas me croire assez insolent pour la regarder. Je n’y pensais pas le moins du monde ; et, s’il faut vous dire la vérité, à vous, ma belle enfant, c’est vous que je voyais au milieu de la prairie, et qui m’occupiez tellement que je ne songeais plus à continuer ma besogne.

— Moi ! Monsieur, dit la soubrette en rougissant encore plus et en inclinant sa jolie tête sur son sein avec embarras. Comment pouvais-je occuper monsieur ?

— Parce que vous êtes plus jolie cent fois que votre maîtresse, » lui dis-je en passant un bras autour d’elle et en lui donnant un baiser avant qu’elle eût le temps de se douter de ma fantaisie.

C’était une belle villageoise, une sœur de lait de la signora. Elle était brune aussi, grande et svelte, mais timide dans sa démarche, et aussi naïve, aussi douce dans son maintien que sa jeune maîtresse était résolue et rusée. Elle tomba dans un tel trouble en se voyant ainsi embrassée par surprise devant la signora, qui s’était approchée jusqu’au seuil du salon, entraînant son imbécile cousin, qu’elle s’enfuit en cachant son visage dans son tablier bleu brodé d’argent. La signora, qui ne s’attendait pas davantage à me voir prendre si philosophiquement ses impertinences, recula d’un pas, et le cousin, qui n’avait rien vu, répéta plusieurs fois de suite : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que c’est ? » La pauvre fillette continua de fuir sans vouloir répondre, et la signora éclata d’un rire forcé dont je feignis de ne pas m’apercevoir.

Au bout de peu d’instants, je la vis reparaître seule. Elle avait une expression de visage qui voulait être sévère, et qui était émue et troublée. « Il est heureux, pour vous et pour moi, Monsieur, dit-elle d’une voix un peu altérée, que mon cousin soit crédule et simple ; car sachez qu’il est jaloux et querelleur.

— En vérité, Mademoiselle ? répondis-je gravement.

— Ne raillez pas, Monsieur, reprit-elle avec dépit. On peut être aisé à tromper quand on aime ; mais on est brave quand on s’appelle Grimani.

— Je n’en doute point, Mademoiselle, répondis-je sur le même ton.

— Je vous prie donc, Monsieur, reprit-elle encore avec une véhémence involontaire, de ne plus vous montrer ici ; car toutes ces plaisanteries pourraient mal finir.

— C’est comme il vous plaira, Mademoiselle, répondis-je toujours imperturbable.

— Il me paraît cependant, Monsieur, qu’elles vous divertissent beaucoup ; car vous ne paraissez pas disposé à les terminer.

— Si je m’en amuse, signora, c’est par obéissance, comme on s’amuse en Italie sous le règne du grand Napoléon. Je voulais me retirer il y a une heure, et c’est vous qui n’avez pas voulu.

— Je ne l’ai pas voulu ? Osez-vous dire que je ne l’ai pas voulu ?

— Je voulais dire, signora, que vous n’y avez pas songé ; car j’attendais que vous me donnassiez un prétexte pour me retirer d’une manière tant soit peu vraisemblable au beau milieu de ma besogne, et il m’était impossible, quant à moi, de l’imaginer. Cela serait si peu naturel dans l’état où est le piano, et j’ai une si ferme volonté de ne rien faire qui puisse vous compromettre, que je reviendrai demain.

— Vous ne le ferez pas…

— J’en demande bien pardon à Votre Seigneurie, je reviendrai.