Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/177

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
28
LA DERNIÈRE ALDINI.

— Et pourquoi donc, Monsieur ? Et de quel droit ?

— Je reviendrai pour satisfaire la curiosité du seigneur Hector, qui est fort intrigué de savoir qui je suis, et j’y reviendrai du droit que vous m’avez donné de faire face à l’homme avec qui vous avez voulu rire de moi.

— Est-ce une menace, seigneur Lélio ? dit-elle en cachant sa frayeur sous le manteau de son orgueil.

— Non, signora. Un homme qui ne veut pas reculer devant un autre homme n’est pas un homme qui menace.

— Mais mon cousin ne vous a rien dit, Monsieur ; c’est contre son gré que je vous ai fait ces plaisanteries.

— Mais il est jaloux et querelleur… De plus, il est brave. Moi, je ne suis pas jaloux, signora, je n’en ai ni le droit ni la fantaisie. Mais je suis querelleur aussi, et peut-être que, moi aussi, bien que je ne m’appelle pas Grimani, je suis brave ; qu’en savez-vous ?

— Oh ! je n’en doute pas, Lélio » s’écria-t-elle avec un accent qui me fit frémir de la tête aux pieds, tant il était différent de ce que j’entendais depuis trois jours.

Je la regardai avec surprise ; elle baissa les yeux d’un air à la fois modeste et fier. Je fus désarmé encore une fois. « Signora, repris-je, je ferai ce que vous voudrez, rien que ce que vous voudrez, comme vous le voudrez. »

Elle hésita un instant. « Vous ne pouvez pas revenir comme accordeur de pianos, dit-elle, vous me compromettriez ; car mon cousin va certainement dire à ma tante qu’il vous soupçonne d’être un chercheur d’aventures galantes ; et, si ma tante le sait, elle le dira à ma mère. Or, monsieur Lélio, sachez que je ne me soucie que d’une personne au monde, c’est de ma mère ; que je ne crains qu’une chose au monde, c’est le déplaisir de ma mère. Elle m’a pourtant bien mal élevée, vous le voyez ; elle m’a horriblement gâtée… mais elle est si bonne, si douce, si tendre, si triste… Elle m’aime tant… si vous saviez !… » Une grosse larme roula sur la noire paupière de la signora ; elle essaya quelques instants de la retenir, mais elle vint tomber sur sa main. Ému, pénétré et terrassé par le terrible dieu avec lequel on ne joue pas en vain, je portai mes lèvres sur cette belle main, et je dévorai cette belle larme, poison subtil qui mit le feu dans mon sein. J’entendis revenir le cousin, et, me levant précipitamment : « Adieu, signora, lui dis-je, je vous obéirai aveuglément, je le jure sur mon honneur : si monsieur votre cousin m’offense, je me laisserai insulter ; je serai lâche plutôt que de vous faire verser une seconde larme… » Et, la saluant jusqu’à terre, je me retirai. Le cousin ne me parut pas aussi belliqueux qu’elle me l’avait dépeint ; car il me salua le premier, lorsque je passai devant lui. Je me retirai lentement, pénétré de tristesse ; car j’aimais, et je devais ne pas revenir. En devenant sincère, mon amour devenait généreux.

Je me retournai plusieurs fois pour voir la robe de velours de la signora ; mais elle avait disparu. Au moment où je franchissais la grille du parc, je l’aperçus dans une petite allée qui longeait la muraille intérieurement. Elle avait couru pour se trouver là en même temps que moi, et elle s’efforçait de prendre une démarche lente et rêveuse pour me faire croire que le hasard amenait cette rencontre ; mais elle était tout essoufflée, et ses beaux bandeaux de cheveux noirs s’étaient dérangés le long des branches qu’elle avait rapidement écartées pour venir à travers le taillis. Je voulus m’approcher d’elle, elle me fit un signe comme pour m’indiquer qu’on la suivait. J’essayai de franchir la grille ; je ne pouvais pas m’y décider. Elle me fit alors un signe d’adieu accompagné d’un regard et d’un sourire ineffables. En cet instant elle fut belle comme je ne l’avais point encore vue. Je mis une main sur mon cœur, l’autre sur mon front, et je m’enfuis, heureux et amoureux déjà comme un fou. Les branches avaient frémi à quelques pas derrière la signora ; mais, là comme ailleurs, le cousin n’arrivait pas à temps : j’avais disparu.

Je trouvai chez moi une lettre de la Checchina. « Je me suis mise en route pour aller te rejoindre, me disait-elle, et me reposer sous les doux ombrages de Cafaggiolo des fatigues du théâtre. J’ai versé à San-Giovani ; j’en suis quitte pour quelques contusions ; mais ma voiture est brisée. Les maladroits ouvriers de ce village me demandent trois jours pour la réparer. Prends la calèche, et viens me chercher, si tu ne veux que je périsse d’ennui dans cette auberge de muletiers, etc. » Je partis une heure après, et, au point du jour, j’arrivai à San-Giovani. « Comment se fait-il que tu sois seule ? » lui dis-je en essayant de me débarrasser de ses grands bras et de ses fraternelles accolades, insupportables pour moi depuis ma maladie, à cause des parfums dont elle faisait un usage immodéré, soit qu’elle crût ainsi imiter les grandes dames, soit qu’elle aimât de passion tout ce qui flatte les sens. « Je me suis brouillée avec Nasi, me dit-elle ; je l’ai planté là, et je ne veux plus entendre parler de lui ! — Ce n’est pas très-sérieux, repris-je, puisque pour le fuir tu vas t’installer chez lui. — C’est très-sérieux, au contraire ; car je lui ai défendu de me suivre. — Et c’est pour lui en ôter les moyens, apparemment, que tu prends sa voiture pour te sauver, et que tu la brises en chemin ? — C’est sa faute ; il fallait bien presser les postillons ; pourquoi a-t-il la mauvaise habitude de courir après moi ? J’aurais voulu me tuer en versant, et qu’il arrivât pour me voir expirer, et pour apprendre ce que c’est que de contrarier une femme comme moi. — C’est-à-dire une folle. Mais tu n’auras pas le plaisir de mourir pour te venger, puisque d’une part tu ne t’es pas fait de mal, et que de l’autre il n’a pas couru après toi. — Oh ! il aura passé ici cette nuit sans se douter que j’y suis, et tu l’auras croisé en venant. Nous allons le trouver à Cafaggiolo. — Il est assez insensé pour cela. — Si j’en étais sûre, je voudrais rester ici huit jours cachée, afin de l’inquiéter, et de lui faire croire que je suis partie pour la France, comme je l’en ai menacé. — À ton plaisir, ma belle ; je te salue et te laisse ma voiture. Quant à moi, j’ai peu de goût pour ce pays et pour cette auberge. — Si tu n’étais pas un sot, tu me vengerais, Lélio ! — Merci ! je ne suis pas offensé ; tu ne l’es pas davantage, peut-être ? — Oh ! je le suis mortellement, Lélio ! — Il aura refusé de te donner pour vingt-cinq mille francs de gants blancs, et il aura voulu te donner cinquante mille francs de diamants ; quelque chose comme cela, sans doute ? — Non, non, Lélio, il a voulu se marier ! — Pourvu que ce ne soit pas avec toi, c’est une envie très-pardonnable. — Et ce qu’il y a de plus affreux, c’est qu’il s’était imaginé de me faire consentir à son mariage, et conserver mes bonnes grâces. Après une pareille insulte, crois-tu qu’il a eu l’audace de m’offrir un million, à condition que je le laisserais se marier, et que je lui resterais fidèle ! — Un million ! diable ! voilà bien le quarantième million que je te vois refuser, ma pauvre Checchina. Il y aurait de quoi entretenir une famille royale avec les millions que tu as méprisés ! — Tu plaisantes toujours, Lélio. Un jour viendra où tu verras que, si j’avais voulu j’aurais pu être reine tout comme une autre. Les sœurs de Napoléon sont-elles donc plus belles que moi ? Ont-elles plus de talent, plus d’esprit, plus d’énergie ! Ah ! que je m’entendrais bien à tenir un royaume ! — À peu près comme à tenir des livres en partie double dans un comptoir de commerce. Allons ! tu as mis ta robe de chambre à l’envers, et tu essuies les pleurs de tes beaux yeux avec un de tes bas de soie. Fais trêve pour quelques instants à ces rêves d’ambition, habille-toi, et partons. »

Tout en regagnant la villa de Cafaggiolo et en laissant ma compagne de voyage donner un libre cours à ses déclamations héroïques, à ses divagations et à ses hâbleries, j’arrivai, non sans peine, à savoir que le bon Nasi avait été fasciné dans un bal par une belle personne et l’avait demandée en mariage ; qu’il était venu signifier sa résolution à Checchina ; que celle-ci ayant pris le parti de s’évanouir et d’avoir des convulsions, il avait été tellement épouvanté par la violence de son désespoir, qu’il l’avait suppliée d’accepter un terme moyen et de rester sa maîtresse malgré le mariage. Alors la Checchina, le voyant faiblir, avait orgueilleusement refusé de partager le cœur et la bourse de son amant. Elle avait demandé des chevaux de poste et signé ou feint de signer un engagement avec l’Opéra de Paris. Le débonnaire Nasi n’avait pu supporter l’idée de perdre une femme qu’il n’était