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LA DERNIÈRE ALDINI.

il ne serait même plus permis à sa mère de prononcer son nom. Voilà le sort qui attend Alezia si vous l’épousez. Réfléchissez, et si vous n’êtes pas sûr de l’aimer toujours, craignez un mariage malheureux ; car il ne vous sera plus possible de la rendre à sa famille et à ses amis quand elle aura porté votre nom. Si, au contraire, vous vous sentez la force de l’aimer toujours, épousez-la ; car son dévouement pour vous est sublime, et nul homme au monde n’en est plus digne que vous. »

Je restai rêveur, et le comte craignit de m’avoir blessé par sa franchise, malgré les réflexions obligeantes par lesquelles il avait essayé d’en adoucir l’amertume. Je le rassurai.

« Ce n’est point à cela que je songe, lui dis-je ; je songe à la signora Bianca, je veux dire à la princesse Grimani, et aux chagrins dont sa vie serait abreuvée si j’épousais sa fille.

— Ils seraient grands en effet, répliqua le comte ; et si vous connaissiez cette aimable et charmante femme, vous y regarderiez à deux fois avant de l’exposer à la colère de ces insolents et implacables Grimani.

— Je ne l’y exposerai point, répondis-je avec force et comme me parlant à moi-même.

— Cette résolution ne part peut-être point d’un coeur fortement épris, dit le comte ; mais, ce qui vaut mieux, elle part d’un cœur généreux et noble. Quoi que vous fassiez, je reste votre ami, et je soutiens votre détermination envers et contre tous. »

Je l’embrassai, et nous passâmes le reste de la journée en tête-à-tête, à l’auberge voisine. Il me fit raconter encore toute mon aventure ; et l’intérêt avec lequel il m’interrogeait sur les plus petits détails, l’air d’anxiété secrète dont il écoutait le récit des circonstances périlleuses où ma vertu s’était trouvée à l’épreuve, me firent bien voir que ce noble cœur était fortement épris d’Alezia Aldini. En même temps qu’il souffrait d’entendre ces récits, il était évident pour moi que chaque preuve de courage et de dévouement que m’avait donnée Alezia enflammait son enthousiasme, et malgré lui ranimait son amour. À chaque instant, il m’interrompait pour me dire : « C’est beau, cela, Lélio ! c’est beau ! c’est grand ! À votre place je n’aurais pas tant de courage ! Je ferais mille folies pour cette femme. » Cependant, quand je lui donnais mes raisons (et je les lui donnais toutes, sans toutefois lui parler de l’amour que j’avais eu autrefois pour Bianca), il approuvait ma sagesse et ma fermeté ; et lorsque malgré moi je redevenais triste, il me disait : « Courage ! allons, courage ! Encore dix-huit ou vingt heures, et Alezia sera sauvée. Je crois que nous traiterons demain les Grimani de manière à leur ôter l’envie d’ébruiter l’affaire. La princesse emmènera sa fille, et un jour Alezia vous bénira d’avoir été plus sage qu’elle ; car l’amour ne vit qu’un jour, et les préjugés ont des racines indestructibles. »

Nous passâmes quelques heures de la nuit à mettre ordre à nos affaires ; à tout événement, Nasi légua sa villa à la Checchina. La conduite de cette bonne fille envers Alezia avait rempli d’estime et de reconnaissance l’âme généreuse du comte.

Quand nous eûmes fini, nous prîmes quelques heures de sommeil et, au point du jour, je m’éveillai. Quelqu’un entrait dans ma chambre c’était Checca.

« Tu te trompes, lui dis-je ; la chambre de Nasi est ici proche.

— Ce n’est pas lui, mais toi que je cherche dit-elle. Écoute : il ne faut pas que tu épouses cette marchesina.

— Pourquoi, ma chère Francesca ?

— Je vais te le dire : les obstacles et les dangers exaltent son amour pour toi ; mais elle n’est ni si forte d’esprit ni si libre de préjugés qu’elle le prétend. Elle est bonne, aimable, charmante ; crois-moi, je l’aime de tout mon cœur ; mais elle m’a dit sans s’en apercevoir, en causant avec moi, plus de cent choses qui me prouvent qu’elle croit faire pour toi un sacrifice immense, et qu’elle le regrettera un jour si tu n’en sens pas le prix aussi bien qu’elle. Et, dis-moi, pouvons-nous apprécier ces sacrifices, nous autres qui sommes pleins de justes préventions contre le monde, et qui le méprisons autant qu’il nous méprise ? Non, non ; un jour viendrait, Lélio, je te le prédis, où, même sans regretter le monde, elle t’accuserait d’ingratitude au premier grief qu’elle aurait contre toi, et c’est un triste rôle pour un homme que d’être l’obligé insolvable de sa femme. »

En trois mots je fis savoir à la Checca quelles étaient mes intentions à l’égard d’Alezia. Quand elle vit que j’abondais dans son sens : « Mon bon Lélio, dit-elle, il m’est venu une idée. Il n’est pas question ici de penser à soi seul, ou du moins il faut penser à soi noblement, et assurer l’orgueil de la conscience pour l’avenir. Nasi aime Alezia. Elle n’a point été ta maîtresse ; il peut l’épouser : il faut qu’il l’épouse. » Je ne savais trop si Checca, mue par un sentiment d’inquiétude jalouse, ne me parlait pas ainsi pour me faire parler à mon tour ; mais elle ajouta, sans me donner le temps de répondre :

« Sois sûr de ce que je te dis, Lélio ; Nasi est fou d’elle. Il est triste à mourir. Il la regarde avec des yeux qui semblent dire Que ne suis-je Lélio ! et, quand il me témoigne de l’affection, je vois bien que c’est par reconnaissance de ce que je fais pour elle.

— En vérité, le crois-tu, ma bonne Checca ? lui dis-je, frappé de sa pénétration et du grand sens qu’elle déployait dans les grandes occasions, elle si absurde dans les petites.

— Je te dis que j’en suis sûre. Il faut donc qu’ils se marient. Laissons-les ensemble. Partons sur-le-champ.

— Partons la nuit prochaine, je le veux bien, répondis-je ; jusque-là c’est impossible. Je t’en dirai la raison dans quelques heures. Retourne auprès d’Alezia avant qu’elle s’éveille.

— Oh ! elle ne dort pas, répondit Checca ; elle n’a fait que se promener en long et en large toute la nuit avec agitation. Sa soubrette Lila, qui a voulu coucher dans sa chambre, cause avec elle de temps en temps, et l’irrite beaucoup par ses remontrances ; car elle n’approuve pas l’amour de sa maîtresse pour toi, je t’en avertis. Mais, quand elle se met à soupirer et à dire : Povera signora Bianca ! povera principessa madre ! la belle Alezia fond en larmes et se jette sur son lit en sanglotant. Alors la soubrette la supplie de ne pas faire mourir sa mère de chagrin. J’entends tout cela de ma chambre. Adieu, j’y retourne. Si tu es bien décidé à repousser ce mariage, songe à mon projet, et prépare-toi à servir l’amour de notre pauvre comte. »

À huit heures du matin, nous nous rendîmes sur le terrain. Le comte Hector tirait l’épée comme Saint-Georges ; et bien lui prenait de s’être beaucoup exercé à ce détestable argument, car c’était le seul qu’il eût à son service. Nasi fut blessé peu gravement ; par bonheur. Hector se conduisit assez bien ; sans faire d’excuses pour sa conduite à l’égard de Nasi, il convint qu’il avait mal parlé de sa cousine dans un premier mouvement de colère, et il pria Nasi de lui en demander pardon de sa part. Il termina en demandant à ses deux amis leur parole d’honneur de garder le secret sur toute cette aventure, et ils la donnèrent. Comme nous étions témoins l’un de l’autre, Nasi ne voulut point quitter le terrain avant que je me fusse battu. Son domestique pansa sa blessure sur le lieu même, et le combat commença entre M. de Monteverbasco et moi. Je le blessai assez grièvement, mais non à mort, et, son médecin l’ayant transporté dans sa voiture, nous rentrâmes, Nasi et moi, à la villa. Comme il ne voulait point faire savoir à l’auberge qu’il était blessé, il se fit transporter dans le kiosque de son jardin. La Checchina, prévenue en secret de ce qui venait de se passer, vint nous joindre, et l’entoura des soins que son état réclamait. Quand il fut de force à se montrer, il pria la Checchina de dire à Alezia qu’il avait fait une chute de cheval, et il se présenta pour lui souhaiter le bonjour. Mais la vieille Cattina, qu’on avait délivrée, et qui, malgré la leçon, ne pouvait s’empêcher de s’enquérir de tout, afin de le redire à tous, savait déjà que nous nous étions battus, et déjà elle avait été le dire à Alezia, qui courut se jeter dans les bras du comte dès qu’il entra au salon. Quand elle l’eut remercié