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LE POËME DE MYRZA.

l’Éternel ? Ne sommes-nous pas éternels, nous aussi ? Il nous a créés, mais il ne peut nous détruire, car il nous a dit : Vous n’aurez pas de fin. L’Éternel ne peut reprendre sa parole. Il nous a donné ce monde. Mais c’est nous qui l’avons couvert de plantes et d’animaux. Nous aussi, nous sommes créateurs. Unissons-nous, armons nos volcans en guerre. Que l’océan gronde, que la lave bouillonne, que la foudre sillonne les airs, et vienne l’Éternel pour nous donner des lois !

En parlant ainsi, ils cessèrent de se haïr ; et, abaissant leur vol sur les montagnes les plus élevées de la terre : Nous allons, dirent-ils, entasser ces monts les uns sur les autres, et nous atteindrons ainsi à la demeure de Dieu. Nous le renverserons, et nous régnerons sur tous les mondes.

Mais comme ils commençaient leur travail insensé, un ange envoyé par le Seigneur versa eur eux la coupe du mépris, et, saisis de torpeur, ils s’endormirent comme des hommes pris de vin.

Et quand ils se réveillèrent, ils virent sur la mousse un être inconnu, plus beau qu’eux, quoique délicat et frêle. Sa tête n’était pas flamboyante et son corps n’était pas couvert d’une armure d’écailles de serpent ; le ver à soie semblait avoir filé l’or de sa chevelure, et sa peau était lisse et blanche comme le tissu des lis.

Les Esprits étonnés l’entourèrent pour le contempler, s’émerveillant de sa beauté, et se demandant l’un à l’autre si c’était là un esprit ou un corps. Cependant cette créature dormait paisiblement sur la mousse, et les fleurs se penchaient sur elle comme pour l’admirer ; les oiseaux et les insectes voltigeaient autour d’elle, n’osant becqueter ses lèvres de pourpre, et formant un rideau d’ailes doucement agitées entre son visage et le soleil du matin, qui semblait jaloux aussi de le regarder. Alors l’Esprit des eaux : — Quel est celui-ci ? et qui de nous l’a produit à l’insu des autres ? Si c’est de la terre qu’il est sorti d’où vient que les vapeurs de mes rives n’en savent rien ? et où est le feu qui l’a fécondé ? Est-ce une plante, pour qu’il soit sans plumes, et sans fourrure, et sans écaille ? Et si c’est une plante, d’où vient que je n’ai point arrosé son germe, d’où vient que l’air n’a pas aidé sa tige à s’élever et son calice à se colorer ? Si c’est une créature, où est son créateur ? Si c’est un esprit, de quel droit vient-il s’établir dans notre empire, et comment souffrons-nous qu’il s’y repose ? Enchaînons-le, et que la bouche des volcans se referme derrière lui, car il faut qu’il aille au fond de la terre et qu’il n’en sorte plus.

L’Esprit de la terre répondit : Ceci est un corps, car le sommeil l’engourdit et le gouverne comme les animaux ; ce n’est pas une plante, car il respire et semble destiné au mouvement comme l’oiseau ou le quadrupède : cependant il n’a point d’ailes, et ne saurait voler ; il n’a pas les défenses du sanglier, ni les ongles du tigre pour combattre, ni même l’écaille de la tortue pour s’abriter. C’est un animal faible, que le moindre de nos animaux pourrait empêcher de se reproduire et d’exister. Et puisque aucun de nous ne l’a créé, il faut que ce soit l’Éternel qui, par dérision, l’ait fait éclore, afin de nous surprendre et de nous effrayer ; mais il suffira du froid pour lui donner la mort.

— Ne nous en inquiétons point, dirent les autres, il est en notre pouvoir, éveillons-le, et voyons comme il marche et comme il se nourrit. Puisqu’il n’a ni ailes, ni nageoires, ni arme d’aucune espèce, pour s’ouvrir un chemin et se construire une demeure, il ne saurait vivre dans aucun élément.

Et les quatre Esprits de révolte se mirent à railler et à mépriser l’œuvre du Dieu tout-puissant.

Alors cet être nouveau s’éveilla, et, à leur grande surprise, il ne se mit ni à fuir, ni à ramper comme les serpents, ni à marcher comme les quadrupèdes ; il se dressa sur ses pieds, et sa tête se trouvant tournée vers le ciel, il éleva son regard, et les Esprits de révolte virent, dans sa prunelle, étinceler un feu divin. Quel est, dirent-ils, celui-ci, qui ne rampe, ni ne vole, et qui a un rayon du soleil dans les yeux ? Va-t-il monter vers le ciel comme une fumée ? et d’où vient qu’avec un corps si chétif il est plus beau que le plus beau des anges du ciel ? — Alors ils furent saisis de crainte, et l’interrogèrent en tremblant.

Mais cette créature ne les entendit pas ; on eût dit que ses yeux ne pouvaient distinguer leur forme, car elle ne leur donna aucun signe d’attention, et ne répondit rien à leurs questions.

Ils se réjouirent donc de nouveau, en disant : Cette bête n’a ni le sens de l’ouïe, ni le sens de la vue ; elle ne saurait faire entendre aucun cri, elle est plus stupide que les autres bêtes. Celles-ci ne nous comprennent pas et ne nous voient pas non plus ; mais l’instinct les avertit de notre présence ; et un tressaillement secret s’empare du plus petit oiseau, lorsque le volcan gronde, ou lorsque l’orage s’approche ; l’ours et le chien s’enfuient en hurlant, le dauphin s’éloigne des rivages, et le dragon se réfugie sur les arbres les plus élevés des forêts ; mais cette bête n’a pas de sens, et les polypes seuls suffiront pour la dévorer.

Alors la créature inconnue éleva la voix, une voix plus douce que celle des oiseaux les plus mélodieux, et elle chanta un cantique d’actions de grâces au Seigneur, dans une langue que les Esprits de révolte, ne comprirent pas.

Et leur colère fut grande, car ils se crurent insultés par cette langue mystérieuse, et ces accents d’amour et de ferveur remplirent leur sein de haine et de rage. Ils voulurent saisir leur ennemi ; mais l’ennemi, ne daignant pas les voir, se prosterna devant l’Éternel, puis se releva avec un front rempli d’allégresse, et se mit à descendre vers la vallée, sans cesser d’être debout, et posant ses pieds sur le bord des abîmes avec autant d’adresse et de tranquillité que l’antilope ou le renard. Comme les pierres et les épines offensaient sa peau, il cueillit des herbes et des feuilles, et se fit une chaussure avec tant de promptitude et d’industrie, que les Esprits de révolte prirent plaisir à le regarder.

Cependant, à mesure que la créature de Dieu marchait, la terre semblait devenir plus riante, et la nature se parait de mille grâces nouvelles. Les plantes exhalaient de plus doux parfums, et la créature, comme saisie d’un amour universel, se courbait, respirait les fleurs, se penchait sur les cailloux transparents, souriait aux oiseaux, aux arbres, aux vents du matin. Et le vent caressait mollement sa poitrine ; les oiseaux la suivaient avec des chants de joie ; les papillons venaient se poser sur les fleurs qu’elle leur présentait ; les arbres se courbaient vers elle et lui offraient leurs fruits à l’envi l’un de l’autre. Elle mangeait les fruits, et, loin de dévorer avidement comme les bêtes, semblait savourer avec délices les sucs parfumés de l’orange et de la grenade. Une biche, suivie de son faon, vint à elle, et lui offrit son lait qu’elle recueillit dans une conque de nacre, qu’elle porta joyeusement à ses lèvres en caressant la biche ; puis elle présenta la coquille au faon, qui but après elle, et qui la suivit, ainsi que sa mère.

Les Esprits suivaient en silence, et ne concevaient rien à ce qu’ils voyaient ; enfin ils se réveillèrent de leur stupeur et dirent : C’est assez nous laisser insulter par une œuvre de ténèbres et d’ignorance ; ce vain fantôme d’ange a un corps et se repaît comme les bêtes ; il doit être, comme elles, sujet à la mort et à la pourriture. Si la biche et son faon, si l’oiseau et l’insecte, si l’arbre et son fruit, si l’herbe et la brise se soumettent à lui, voici venir le léopard et la panthère qui vont le déchirer.

Mais le léopard passa sans toucher à la créature de Dieu, et la panthère, l’ayant regardée un instant avec méfiance, vint offrir son dos souple et doux à la main caressante de son nouveau maître.

— Voici le serpent qui va le couvrir de morsures empoisonnées, dirent les Esprits de haine. Le serpent dormait sur le sable. La créature divine l’appela dans cette langue inconnue qu’elle avait parlée à l’Éternel, et le serpent, déroulant ses anneaux, vint mettre sa tête humiliée sous le pied du maître, qui se détourna sans lui faire ni mal ni injure. L’éléphant s’approchant, les Esprits espérèrent qu’il les débarrasserait de l’étranger,