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SIMON.

la méfiance ombrageuse de Simon, ils ne craignirent point d’y retourner plusieurs fois, et purent se trouver presque tous les jours avec mademoiselle de Fougères, soit chez eux, soit chez M. Parquet, sans craindre de voir ces précieuses relations interrompues par une intervention étrangère. L’avoué, qui seul connaissait à fond le caractère du comte, avait sujet d’être plus surpris qu’eux : car il ne l’avait jamais vu plier sous aucun ascendant, et il savait que ses formes gracieuses et son babil prévenant cachaient une opiniâtreté inflexible et beaucoup de despotisme. Sa fille était la seule personne de son ménage qu’il ne dominât point. Toutes les autres étaient réduites à une servilité qu’on eût pu prendre pour de l’amour, à voir le ton patelin dont il leur commandait en présence des étrangers, mais qui n’était rien moins que cela aux yeux de M. Parquet, initié aux mystères de l’intérieur. Il est vrai que Fiamma était un être organisé pour une résistance indomptable. Mais autant notre avoué avait jugé impossible que le père entravât les libertés de la fille, autant il lui avait semblé certain que jamais la fille n’obtiendrait un acte de complaisance paternelle. Leurs deux existences avaient marché côte à côte, s’effleurant tous les jours et ne se touchant jamais. Leurs goûts, en se montrant diamétralement opposés, semblaient consacrer irrévocablement ce divorce de deux êtres que la société avait condamnés à vivre sous le même toit, et que le sentiment des convenances enveloppait à cet égard d’un voile impénétrable pour le public. En voyant le comte vaincu, ou du moins entamé dans cette lutte mystérieuse, M. Parquet se livra à mille commentaires. Un homme qui savait le secret de toutes les familles ne pouvait se résoudre tranquillement à ignorer celui-là. Cependant Fiamma, qui connaissait tous ses faibles et qui déployait toutes les coquetteries enfantines de son esprit pour le gouverner, seule au monde sut résister à sa curiosité et la museler.

Dans les premiers temps, Simon, résolu à s’observer héroïquement, eut beaucoup à souffrir. Toutes ses joies avaient un aiguillon empoisonné. Il se croyait toujours à la veille d’une explosion dont le dénoûment devait le couvrir de honte et de remords. Mais peu à peu il se rassura. La conduite et le caractère de mademoiselle de Fougères vinrent à son aide d’une façon merveilleuse. Soit qu’elle eût deviné le secret de Simon et qu’elle employât toute la pudeur de son âme à en refouler l’aveu trop prompt, soit qu’elle portât dans son affection pour lui le calme d’une sagesse au-dessus de son âge, elle mit dans leurs relations le charme d’une confiance réciproque. En la voyant tous les jours, Simon découvrit qu’elle possédait au plus haut point la force et la tranquillité morales qu’excluent ordinairement des facultés impétueuses et des besoins d’activité comme ceux dont elle était douée. À l’emportement d’amour qui l’avait surpris d’abord vinrent se joindre un respect et une vénération dont la douceur se répandit sur toutes ses pensées. Pendant six mois, cette sérénité fut si saintement soutenue de part et d’autre que ces deux jeunes gens, dont l’un était bien presque aussi homme que l’autre, se crurent destinés à se chérir toute leur vie comme deux frères. Mais un événement important dans leur vie uniforme et paisible vint réveiller chez Simon l’intensité douloureuse de son amour.

Au retour de l’hiver, M. de Fougères reçut la visite d’un parent de sa défunte épouse, qui arrivait d’Italie, chargé pour lui de valeurs considérables, réalisation de ses derniers fonds commerciaux, qu’il voulait placer en fonds de terre pour arrondir sa propriété. Le comte n’était pas homme à accueillir froidement un hôte chargé d’or, et son estime pour le marquis d’Asolo était fondée déjà sur la fortune que possédait ce jeune patricien par lui-même. Il lui pardonnait d’être républicain, parce qu’en Vénétie l’opinion républicaine n’engage pas à d’autre dévouement à la cause populaire qu’à la haine de l’étranger et à des actes de résistance contre lui dans l’occasion. Il plaisait au noble caractère de Fiamma de poétiser cet esprit libéral de ses compatriotes ; mais elle savait bien au fond que la république de Venise était aussi loin de son idéal politique, que la France constitutionnelle l’était encore, à ses yeux, de Venise esclave. Elle n’en disait rien à Simon par orgueil national ; elle s’en plaignait avec son compatriote, parce qu’elle n’eût pu lui faire partager ses illusions.

Elle avait vu quelquefois le marquis en Italie et le connaissait assez peu ; mais la vue d’un compatriote et d’un co-opinionnaire fut pour elle un événement agréable au fond de l’exil. C’était un bon jeune homme, extraordinairement cultivé pour un Lombard. Quoique un peu gros, il était d’une beauté remarquable ; l’expression de son visage était sereine, noble et douce : la santé, le courage et l’amour de la vie brillaient dans ses yeux d’un tel éclat qu’on eût pu parfois s’y tromper et y voir le feu de l’intelligence. Tout en lui inspirait la confiance et l’estime. Il avait un cœur aimant et sincère, le caractère loyal et brave, l’imagination vive et toujours prête pour la grande passion, comme cela est d’usage en son pays. Il était venu en France pour s’instruire des choses et des hommes, et il avait tiré assez bon parti de son voyage. Mais, au milieu de son cours de philosophie et de politique, l’amour des aventures, si naturel à vingt-cinq ans, l’avait poussé en personne à Fougères, où la présence de sa belle cousine lui faisait espérer de bâtir un roman négligé en Italie.

C’était un de ces hommes un peu corrompus, mais encore naïfs, que le monde entraîne, et qui ne sont pas fâchés d’y paraître beaucoup plus roués qu’ils ne le sont en effet. Une femme d’esprit peut les rendre aussi sérieusement amoureux qu’ils affectent d’être incapables de le devenir, surtout si, comme Fiamma, elle ne songe pas à opérer ce miracle. Asolo était fort capable d’enlever sa cousine si elle eût été aussi éventée qu’elle avait passé pour l’être dans sa province d’Italie, où ses courses à cheval et sa vie indépendante avaient, comme en Marche, excité non le blâme, mais le doute et la curiosité de ceux qui ne voyaient pas de près sa conduite irréprochable. Il avait assez d’esprit pour la jouer et la punir s’il l’eût trouvée habile en coquetterie ; mais, quand il la vit si différente de ce qu’il l’avait jugée de loin ; quand il la trouva si forte, si prudente, si fière et en même temps si bonne, si franche et si naïve, il en devint éperdûment amoureux et, au bout de huit jours passés près d’elle, il lui eût offert, s’il l’eût osé déjà, son nom et sa fortune, son sang et sa vie. Cette facilité à se prendre à l’amour est le beau côté des âmes que le vice entraîne facilement. Elle est plus remarquable en Italie, où les organisations, plus fécondes et plus mobiles, passent du plaisir grossier à l’exaltation romanesque, comme de l’apathie politique à l’héroïsme, avec une promptitude et une bonne foi extraordinaires. Ces âmes ont plusieurs caractères opposés qui vivent dans le même être en bonne intelligence, chacun régnant à son tour. Asolo avait fait assez bon marché de son républicanisme dans le beau monde de Paris. Il l’avait un peu traité comme un habit de parade qui, n’étant pas de mode à l’étranger, devait être remplacé par le costume de bon ton du pays ; mais, quand il vit Fiamma si ardente et si romanesque sur ce chapitre, il reprit l’habit ultramontain, et les principes républicains retrouvèrent de l’éloquence dans sa bouche, grâce à cette belle langue italienne, où les lieux communs ont encore de la pompe et de la grandeur.

Dans les premiers jours il adopta ce rôle pour lui plaire ; mais avant la fin de la semaine il était aussi convaincu que déclamatoire, et sans aucun doute il eût sacrifié son marquisat de Vénétie et versé tout son sang pour un regard de son héroïne.

Fiamma, confiante et bonne pour ceux qui semblaient penser comme elle, crut le voir à son état normal et le prit en grande amitié. Cependant elle la lui eût fait acheter par quelque malice si elle eût connu sa conduite antérieure dans les salons parisiens.

Le comte de Fougères, enchanté de son allié le premier jour, en rabattit beaucoup lorsque cette explosion de patriotisme eut lieu. Il craignit que cet insensé ne le discréditât complétement, d’autant plus que, pour complaire à sa cousine, le Lombard affecta de terrasser le