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SIMON.

M. Féline avec une chaleur qui prouvait le cas qu’on faisait de sa force ou la crainte qu’elle inspirait. On s’était surtout étonné de l’imprudence qu’avait commise M. de Fougères en ne le choisissant pas pour avocat ou en ne s’assurant pas d’avance de sa neutralité. Le séjour de Paris rend essentiellement dédaigneux pour les talents de la province ; on s’imagine que la capitale absorbe toutes les supériorités et en déshérite le reste du sol. Cela était arrivé à M. de Fougères ; il s’éveilla péniblement de cette erreur dès les premières opinions qu’il entendit émettre à ses pairs sur la puissance de Féline. Cette jeune renommée avait pris subitement tant d’éclat, que la surprise et l’inquiétude du plaideur furent extrêmes. Il courut aussitôt se confier à M. Parquet. C’est pour cela que Bonne, prenant son embarras pour de la froideur, était revenue au village, la veille dans la soirée, pénétrée de l’idée que le comte avait découvert les projets de son père à l’égard de Fiamma, et qu’il en était offensé.

Cependant M. de Fougères s’était flatté que Simon n’oserait pas résister à la crainte de se faire un ennemi d’un homme tel que lui, et il avait pris le parti de le flagorner dans la personne de M. Parquet, n’imaginant guère qu’il allait tomber dans un piége. Il y était tombé avec une simplicité qui le couvrait de honte à ses propres yeux, et qui poussait à l’exaspération l’aversion profonde qu’il avait pour la caste plébéienne. En raison de ses adulations et de ses platitudes devant cette caste, M. de Fougères lui portait, dans le secret de son cœur, la haine héréditaire dont les nobles ne guériront jamais et que ressentent avec plus d’amertume ceux d’entre eux qui ont la lâcheté de mendier son appui et de la tromper par couardise.

Ayant depuis deux ans concentré toutes ses affections (si toutefois les avares ont des affections) sur sa nouvelle famille, il mettait son orgueil et sa joie à ménager une grande fortune à ses héritiers. Il avait regardé Fiamma comme morte, et il avait eu la politesse de lui offrir une vingtaine de mille francs de dot pour épouser le Seigneur, à peu près comme il eût réservé cette somme à des obsèques dignes du rang de sa famille. Mais Fiamma avait refusé jusqu’à ce don, en alléguant que le petit héritage de sa mère lui suffirait pour entrer au couvent et pour s’y ensevelir.

Maintenant, au lieu de cette heureuse conclusion à l’importune existence de sa fille chérie (il l’appelait ainsi surtout depuis qu’elle approchait de la tombe où il eût voulu la clouer vivante), il prévoyait qu’il faudrait s’exécuter et lui donner une dot convenable. Il supposait que Féline avait des dettes ou de l’ambition ; il regardait cette race d’avocats et de procureurs comme une armée ennemie, qui le couvrirait de blâme dans le pays s’il ne faisait pas honorablement les choses, et, en fin de cause, il savait que sa fille pouvait se passer de son consentement. Son cœur était donc dévoré de toutes les chenilles de l’avarice, et il ne voyait aucune issue à son embarras ; car la seule chose qui l’eût rassuré, la résolution de Fiamma contre le mariage, venait d’être subitement révoquée d’une manière laconique et absolue dont il ne connaissait que trop la valeur. Il n’avait donc qu’un moyen de se soulager, c’était de se mettre en colère ; et il faut que cette envie soit bien irrésistible, puisqu’elle aggravait tout le mal et qu’il s’y abandonna néanmoins.

Il éclata donc en reproches amers sur la trahison de M. Parquet, dont Fiamma s’était rendue complice en le traitant comme un père de comédie. Il qualifia ce projet de sourde et méprisable intrigue, et la conduite de Fiamma d’hypocrisie consommée. « C’était donc là où devaient vous conduire cette dévotion austère, lui dit-il, et cet amour insatiable de la retraite ! J’en ferai compliment aux nonnes qui en ont été dupes ou complices. J’admire beaucoup aussi le prétexte que vous m’avez donné, pour venir me demander, sous le manteau de la prudence, la main de M. Féline ; car c’est vous qui faites ici le rôle de l’homme. Ce n’est pas lui qui veut m’arracher mon consentement, c’est vous-même. C’est vous sans doute qui viendrez à la tête des notaires me présenter une de ces sommations qu’on appelle respectueuses par ironie sans doute pour l’autorité paternelle.

— Monsieur, répondit Fiamma avec le même calme qu’elle avait toujours apporté dans ces pénibles relations, j’espère que je n’aurai pas recours à de semblables moyens, et qu’après avoir mûri l’idée de ce mariage dans votre sagesse vous l’approuverez avec bonté. Si vous étiez plus calme, je vous prierais de m’expliquer sur quoi vous fondez vos répugnances ; mais vous ne m’entendriez pas dans ce moment-ci. Je me bornerai à vous dire que vous n’avez pas été trompé ; que cela du moins a toujours été éloigné de ma pensée et de mon intention ; que je suis absolument étrangère à la forme que M. Parquet a pu donner aux propositions de M. Féline ; que j’ai été de bonne foi dans tout ce que j’ai fait jusqu’ici, et qu’avant-hier encore ma résolution de prendre le voile me semblait inébranlable. Je suis venue ici, croyant assister au mariage de M. Féline avec Bonne Parquet ; et lorsque je vous donnai autrefois ma parole d’honneur de ne jamais laisser concevoir à M. Féline des espérances contraires à la raison ou à l’honneur…

— Alors vous mentiez comme aujourd’hui ! s’écria M. de Fougères. Il fallait que vous fussiez bien éprise déjà de cet homme pour qu’un seul jour passé ici, après une aussi longue séparation, vous ait mis aussi bien d’accord. Allons, je ne suis pas un Géronte. Quoique vous soyez une intrigante habile, vous ne me ferez pas croire que le temps de votre retraite au couvent ait été très-saintement employé. Après une vie comme celle que vous meniez ici, après des jours et des nuits passés on ne sait où, je ne serais pas étonné que des raisons majeures ne vous eussent tout d’un coup forcée à vous cacher, et je présume que M. Féline, ayant fait fortune, est saisi aujourd’hui d’un remords de conscience ; car vous êtes tous fort pieux, lui, sa mère, vous, et la confidente, mademoiselle Parquet…

— Monsieur, dit Fiamma avec énergie, vous m’outragez et je ne le souffrirai pas, car vous n’en avez pas le droit. Dieu sait que vous n’avez aucun droit sur moi.

— J’en ai que vous ignorez, Mademoiselle, et qu’il est temps de vous faire savoir, s’écria le comte hors de lui. J’ai le droit du bienfaiteur sur l’obligé, de celui qui donne sur celui qui reçoit ; j’ai le droit qu’un homme acquiert en subissant dans sa maison la présence d’un étranger et en l’y élevant par compassion. Ce droit, signora Carpaccio, le comte de Fougères l’a acquis en daignant nourrir la fille d’un bandit et d’une…

— Et d’une femme parfaite, indignement sacrifiée à un misérable tel que vous, répondit Fiamma d’un air et d’un ton qui forcèrent le comte à se rasseoir. Puisque vous savez tout, monsieur le comte, sachez bien que, de mon côté, je n’ignore rien, et je vais vous le prouver. Restez ici ; ne bougez pas, ne m’interrompez pas, je vous le défends ! La mémoire de ma mère est sacrée pour moi. N’espérez pas la flétrir à mes yeux, ni me faire rougir de devoir le jour à un chef de partisans, à un héros qui est mort pour sa patrie, et dont je suis plus fière que de vos ancêtres, dont une loi absurde et impie me force de porter le nom. Bianca Faliero, de la race ducale de Venise, et Dionigi Carpaccio, paysan des Alpes, défenseur et martyr de la liberté, c’était une noble alliance, et il n’y a qu’une grande âme comme celle de ma mère qui dût savoir préférer la protection généreuse du brave partisan à l’avilissante faveur du comte de Stagenbracht.

— Que voulez-vous dire ? s’écria le comte en essayant de se lever et en bondissant sur son siège avec égarement ; quel nom avez-vous prononcé ? À quelle impure source de calomnie avez-vous puisé l’ingratitude et l’outrage dont vous payez ma miséricorde envers vous ?

— La voici, cette source impure ! dit Fiamma en tirant de son sein un paquet de lettres ; c’est celle de votre fortune, signor Spazetta. Voici les preuves de votre infamie, écrites et signées de votre propre main ; voici les pièces du marché que vous avez conclu avec un seigneur autrichien pour lui vendre votre femme ; voici votre première espérance de racheter le fief de Fougères, mon-