Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
LE SECRÉTAIRE INTIME.

tête qu’un frivole amour ! Avec cette femme il n’y a pas d’avancement possible ; on n’est jamais que son amant, c’est-à-dire son très-humble serviteur. C’est à toi de savoir si tu veux consacrer tant de soins et de peines à ce résultat où bien d’autres t’ont devancé, où bien d’autres te succéderont. »

Ce discours refroidit tellement l’imagination du pauvre secrétaire intime, qu’il se sentit incapable de parler le même langage que Galeotto. Il espéra s’éclairer enfin en feignant de partager ses idées.

« Il faut, avant de te répondre, que je réfléchisse, répliqua-t-il. Mais, pour réfléchir à coup sûr, il me faudrait des renseignements historiques plus détaillés que ceux que j’ai. Peux-tu me les fournir, et le veux-tu ?

— Oui, car j’ai pitié de ton embarras ; et si tu me trahis quelque jour, j’aurai ma revanche : je tiens ton secret. »

Saint-Julien frémit de la situation où sa dissimulation le plaçait ; néanmoins il continua.

« Eh bien, dit-il, raconte-moi un peu la vie de madame Cavalcanti.

— Pour cela, non !

— Comment, tu refuses ?

— Je me récuse, je ne sais rien, et personne ne sait rien, si ce n’est la Ginetta ; encore j’en doute. Ou la bouche de cette fille est un cercueil, ou bien la princesse jette au feu tous ses bonnets dès qu’elle leur trouve l’air de savoir ses pensées. Je te dirai tout ce que je sais, et ce ne sera pas long. Je te dirai tout ce que je présume, et ce sera logique. Elle fut mariée à douze ans par procuration, et devint veuve sans avoir jamais vu la figure de son mari. Ce fut heureux pour elle : il était laid et sot. Le gentilhomme chargé d’épouser la princesse par procuration s’appelait Max tout court. Il était bâtard de je ne sais quel roitelet d’Allemagne. Il avait douze ans comme la princesse. Ce fut une cérémonie plaisante, à ce qu’on dit. Les deux enfants étaient, à ce que raconte emphatiquement l’abbé Scipione, chamarrés d’ordres de tous les pays, de diamants et de broderies ; graves comme des portraits de famille, beaux comme des anges, à ce que prétend mistress White. Ils jouèrent à la poupée en sortant de l’église et mangèrent des bonbons pendant tout le bal. Je ne sais par suite de quels arrangements diplomatiques le bâtard Max passa trois ans à la cour de Cavalcanti. Au bout de ce temps il fut banni et presque chassé con furore par les parents de la princesse. Mais la princesse, devenue veuve et orpheline…

— Rappela Max ? dit Julien.

— Pas du tout, elle l’oublia, et aima je ne sais lequel de ses pages ; dans ce temps-là les pages étaient en faveur apparemment. Oh ! les temps sont bien changés ! Ensuite, ensuite, que sais-je ! qui n’aima-t-elle pas ! » Galeotto garda le silence un instant, puis il ajouta : « Penses-tu qu’elle ait jamais aimé quelqu’un ?

— Je deviendrai fou, dit Julien ; ou plutôt je le suis déjà, car il me semble que les autres le sont. Galeotto, que faut-il que je pense de toi ? veux-tu m’insulter ? as-tu envie de te battre avec moi ? parle !

— Vive la Vierge ! qu’est-ce que nous avons donc bu ? dit Galeotto ; nous sommes tous ivres-morts, et nous extravaguons d’une manière déplorable. Laisse-moi rassembler mes idées, qui s’envolent comme des flocons de duvet au souffle de tes paroles. Que t’ai-je dit ? ce que je pouvais te dire. Crois-tu, qu’excepté la Ginetta, il y ait ici quelqu’un qui puisse avoir de meilleurs renseignements que moi ? Eh bien ! cherche, questionne, regarde, écoute aux portes ; et si tu apprends quelque chose, viens m’en faire part ; car, moi aussi, je suis curieux, et souvent je suis vraiment en colère de ne pouvoir regarder au travers de tous ces réseaux l’espèce de moucherons dont se nourrit l’araignée. Eh bien ! je ne vois rien, je ne sais rien ; voilà ce que je puis t’affirmer. Ici personne ne parle, par la raison que personne ne pense. On croit aux intrigues de la princesse ou on n’y croit pas : c’est tout un. Personne n’a assez de principes pour apprécier sa vertu, personne n’a assez d’esprit pour profiter de ses vices ; car est-elle la plus austère ou la plus perverse des femmes, nul ne le sait, et nous ne le saurons peut-être jamais. De telles femmes devraient être marquées, au front, d’un zéro pour montrer qu’elles sont en dehors de l’espèce humaine, et qu’il faut les traiter comme des abstractions.

— Mais pourquoi ? s’écria Julien ; pourquoi ? pourquoi ?

— Parce qu’elles ne disent rien, ne font rien, ne pensent rien et ne sentent rien comme les autres. Ce sont des natures forcées, des intelligences dépravées, des mots détournés de leur sens, des cordes détendues qui n’ont plus de ton appréciable à l’oreille. Ce sont des êtres faussés, des énigmes sans mot, des arabesques diaboliques, des figures comme on en voit dans les rêves d’une digestion pénible ou dans les élucubrations bachiques d’après souper. Ce sont des paysages comme ceux que la gelée applique sur les vitres ; on y voit de tout et on n’y voit rien. En un mot, ce ne sont pas des hommes, ce ne sont pas des femmes ; ce sont des cuistres.

— Vous avez peut-être raison, dit Saint-Julien étonné.

— Ce sont des êtres, continua le page, qui aiment et qui n’aiment pas ; aujourd’hui jouant un rôle, demain un autre ; tantôt poètes, tantôt philosophes, tantôt métaphysiciens. Cela n’a pas d’âge, pas de caractère, pas de sexe, et cela se sauve par des prétentions et des singeries de royauté.

— Vous haïssez donc cette femme ? dit Saint-Julien.

— Je ne puis ni la haïr ni l’aimer ; elle n’existe pas pour moi. C’est une chose, et non une personne ; une chose curieuse, bizarre, amusante parfois ; c’est une chose couronnée, voilà tout. On s’incline devant le diadème, mais le cerveau ne serait pas bon à gouverner un couvent de petites filles.

— Eh bien, je crois que vous vous trompez ; je crois qu’il commanderait bien une armée. C’est là sans doute une femme incapable de tout ce que j’aime dans une femme, mais propre à ce que j’admire dans un homme. Elle est peut-être susceptible d’héroïsme ; que nous importe à nous, qui ne sommes ni roi ni généraux ?

— Si j’étais général ou roi, reprit le page, je n’en serais que plus absolu dans mon ménage, et je voudrais bien voir que ma sœur, ma maîtresse ou ma mère vînt commander à mes soldats ou à mes sujets ! Mais, sois tranquille, les hommes maintiendront en bride le beau sexe qui se révolte, et la loi salique deviendra une mesure de sûreté universelle. Je dis mesure de sûreté, parce qu’avec des femmes-rois, quelles qu’elles soient, messalines ou pédantes, on n’est pas bien certain de s’éveiller tous les matins.

— Au moins, avec celle-ci, dit Saint-Julien, effrayé de ce que le page semblait faire pressentir, il n’y a point lieu à de semblables craintes.

— Ne l’as-tu pas trop grièvement offensée aujourd’hui ? Saint-Julien, dit le page en baissant la voix, tâche d’obtenir ton pardon, ou plutôt va-t’en ; car peut-être…

— Galeotto, parle ; est-elle ainsi ? prouve-le-moi, et je ne l’aimerai plus, je ne souffrirai plus.

— Je serais franc avec toi si tu l’étais avec moi ; mais peut-être ne l’es-tu pas !

— Comment ?

— Peut-être me fais-tu parler depuis une heure sur des choses que tu sais mieux que moi ?

— Me prenez-vous pour un espion ?

— Non ; mais je suis sans expérience, moi ; je suis né prudent ; le peu de choses que j’ai vues dans ma vie n’a pas été propre à me rendre bienveillant. Je n’ose croire à rien ; je crains par-dessus tout d’être dupe, et par conséquent ridicule. J’aime mieux arranger tout pour le pire dans mon imagination : si je suis détrompé, alors tant mieux ; si je ne le suis pas, j’aurai donc bien fait de me tenir sur mes gardes.

— Ô cœur froid ! esprit sombre ! dit Saint-Julien ; sous cet extérieur gracieux, avec ces joyeuses manières, tant de fiel et de mépris pour tous ! Mais en quoi ai-je