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LE SECRÉTAIRE INTIME.

main et s’informa de sa santé avec beaucoup de courtoisie. « La signora Gina nous a dit que depuis trois jours vous étiez au lit avec la fièvre, et, à voir votre pâleur, je croirais assez que vous n’êtes pas guéri. »

— Voulez-vous me faire jouer la scène de Basile chez Bartholo ? dit Julien avec aigreur. N’allez-vous pas dire que je sens la fièvre ? Dites-moi, de grâce, si la princesse est au bal ?

— Elle vient de sortir, mon cher monsieur, et vous devinez avec qui ?

— Non, en vérité !

— Avec quel autre que le favori du jour, le duc de Gurck ?

— Vraiment ? dit Julien d’un ton moqueur et méprisant, dont Lucioli ne se fit pas l’application.

— Que voulez-vous, mon cher comte ! reprit-il en baissant la voix ; la faveur des princes et surtout celle des princesses, est un brillant météore qui ne fait que luire et s’effacer. Nos yeux ont vu cette lumière, et ils l’ont perdue, n’est-il pas vrai ? Vous et moi, heureux hier, disgraciés aujourd’hui, nous pourrions prédire à Gurck ce qui lui arrivera demain ; mais qu’importe ? Ne faut-il pas que chacun ait part aux rayons du soleil ? Mais vous prenez les choses trop au sérieux, mon cher comte ; vous êtes défait comme un spectre. Eh ! que diable ! regardez-moi, mon cher, on ne meurt pas de ces choses-là.

Saint-Julien venait de voir apparemment dans les papiers de la princesse des documents très-contraires à cette prétention de Lucioli ; car il fut indigné de son impudence, au point de se demander s’il ne ferait pas bien de le souffleter. Mais, en se rappelant sa propre conduite, il fut accablé de l’idée qu’il était encore plus coupable, et il se contenta de lui tourner le dos.

À quelques pas de là, il vit un groupe d’Autrichiens, et s’y mêla dans l’obscurité.

« Je vous dis que nous voici au dénoûment, disait l’un d’eux en mauvais français ; la petite princesse s’humanise avec nous ; il était temps, l’opinion se révoltait contre elle dans sa propre cour ; M. de Shrabb avait pris des mesures pour qu’on ne parlât pas d’autre chose depuis huit jours ; le scandale grondait sourdement, et il l’aurait fait éclater si la princesse n’eût entendu raison et promis une satisfaction complète au duc. — Mais, dit un autre interlocuteur, fera-t-elle apparaître Max dans un miroir magique ? Le professeur Cantharide aura-t-il le pouvoir de dire à Lazare : Levez-vous ? — Et si le mort ne ressuscite pas, dit un troisième, en quoi consistera la satisfaction promise à M. de Gurck ? »

Un gros rire mal étouffé accueillit cette question et résuma toutes les réponses.

Saint-Julien, saisi de dégoût, mais toujours sous le coup du découragement et du remords, se dirigea vers la grande salle de verdure où le feu d’artifice se préparait et où presque toute la cour était déjà rassemblée. Une agitation qui n’était pas ordinaire, semblait régner dans les esprits. Julien comprit, à quelques paroles saisies de côté et d’autre, qu’on attendait avec anxiété le résultat de la conférence du pavillon, et que personne ne croyait à l’existence de Max. Les plus insolents dans leurs commentaires étaient ceux dont Julien venait d’apprécier au juste le véritable crédit auprès de la princesse en feuilletant les papiers du coffre de sandal.

Tout à coup une figure nouvelle à la cour, mais que Saint-Julien se souvint confusément d’avoir vue ailleurs, vint à lui, et lui demanda avec empressement un mot d’entretien particulier.

« Qui êtes-vous ? lui dit Julien vivement en le suivant à l’écart. Je vous ai vu… Oui, c’est vous ! Vous êtes Charles de Dortan !

— Silence ! lui dit le voyageur pâle d’un air mystérieux. Si mon nom allait jusqu’aux oreilles de la princesse, elle me ferait peut-être chasser.

— Que venez-vous donc faire ici ?

— Parlons bas, je vous en prie. Lorsque je vous rencontrai à Avignon, j’allais aussi en Italie. Me trouvant à Venise et entendant vanter en plusieurs endroits les talents et la beauté de la princesse Cavalcanti, l’amour, le dépit, l’espoir, que sais-je !… enfin, je suis venu ici, et, à la faveur d’un costume brillant et d’un faux nom, j’en ai imposé au maître des cérémonies lui-même. Je me suis glissé jusqu’ici ; mais j’y suis fort mal à l’aise, n’y étant connu de personne. Je crains que mon isolement dans cette foule ne me fasse suspecter. Ayez la bonté de marcher avec moi jusqu’à ce que la princesse paraisse. Alors je risquerai mon sort.

— Quel que soit votre projet, répondit froidement Julien, je le crois absurde, d’autant plus que vous ne connaissez pas la princesse, et que votre aventure avec elle est un rêve ou un roman.

— Que signifie le ton que vous prenez ? dit Dortan avec colère ; au lieu de me rendre service, voulez-vous m’insulter ?

— Vous n’êtes qu’un horloger, dit Saint-Julien en levant les épaules.

— Un horloger, moi ! s’écria Dortan stupéfait. J’ai bien entendu dire tout à l’heure à une dame que vous aviez une fièvre cérébrale ; je vois que vous avez le délire.

— Le délire ! non, mordieu ! reprit Saint-Julien. Voyons, qui êtes-vous ? D’où connaissez-vous la princesse ? donnez-moi votre parole d’honneur… Oui, vous avez raison, je crois que je perds la tête. »

Ils s’assirent sur un banc. Là Julien, ayant gardé un instant le silence et réfléchi à cette singulière rencontre, fut saisi d’une étrange idée. Fatigué du rôle pénible qu’il jouait vis à vis de lui-même, il chercha à se persuader qu’il n’était pas si coupable ; que Quintilia venait de le jouer de nouveau, et que l’arrivée de Dortan était une circonstance fatale, une prévision de la destinée pour le retirer de l’abîme où il allait rouler encore une fois. Sa méfiance innée se réveilla avec toutes ses objections. Au fait, l’histoire de la montre n’avait jamais été expliquée. Il se pouvait que la princesse aimât son mari et le préférât à ses amants ; mais il se pouvait aussi qu’elle se permît parfois certaines distractions, surtout dans le mystère et l’impunité. Avec le caractère de Spark cela était si facile !

Cette idée, confusément développée dans son cerveau, le porta à faire mille questions à Dortan. Les réponses de celui-ci avaient un tel caractère de vérité, que Saint-Julien ne savait plus à quoi s’arrêter.

« Mais enfin, lui dit-il, pourquoi ne lui parlâtes-vous pas vous-même à Avignon lorsque vous la vîtes monter en voiture ?

— Je la vis, je la reconnus fort bien ; c’est elle, je n’en puis douter ; mais elle me regardait d’un air si étonné, elle affectait si admirablement de ne m’avoir jamais vu, que je me troublai, et la crainte de parler sottement m’empêcha de parler… »

Tout à coup Dortan fit un cri, se leva et se rassit précipitamment, et, saisissant le bras de Julien, dit d’une voix étouffée :

« La voilà, c’est elle ! oui, c’est elle !…

— Où donc ? s’écria Saint-Julien, ému lui-même, et cherchant des yeux avec anxiété.

— Quoi ! vous ne la voyez pas ? dit Dortan baissant la voix de plus en plus. Ici, tout près de nous, cette belle reine en robe de satin de Perse !

— Qui ? celle dont un freluquet ramasse l’éventail ?

— Eh ! sans doute.

— C’est là votre dame du bal masqué, votre conquête d’une nuit, votre princesse Quintilia ?

— Oui, sur mon honneur !

— Eh ! mon cher, dit Saint-Julien en se levant pour s’en aller, vous vous êtes un peu trompé : c’est la Gina, la Ginetta, la suivante, la confidente, la camériste, comme vous voudrez…

— Est-il possible ? dit Dortan avec consternation ; ne me trompez-vous pas ?

— Allez, mon cher, abordez-la sans crainte, et comptez que la chose vaut mieux ainsi pour vous. C’est une aimable personne et nullement prude. Vous avez cru charmer une princesse, vous n’avez eu affaire qu’à la soubrette. C’est une conquête un peu moins glorieuse,