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LE PICCININO.

venues calleuses, et mon esprit aussi. Ma poitrine s’est élargie, il est vrai, et mon cœur s’y est développé comme un polype qui me ronge, qui absorbe toute ma vie ; mais mon front s’est rétréci, j’en suis certain ; l’imagination s’est affaissée sur elle-même ; la poésie est morte en moi ; il ne m’est resté que la raison, le dévouement, la fermeté, le sacrifice… c’est-à-dire la souffrance ! Ah ! Michel, déploie tes ailes et quitte cette terre de douleurs ! vole, comme un oiseau, aux coupoles des palais et des temples, et, de là-haut, regarde ce pauvre peuple qui se traîne et gémit sous tes pieds. Plains-le, du moins, aimes-le si tu peux, et ne fais jamais rien qui puisse le rabaisser dans ta personne. »

Magnani était profondément ému ; mais tout à coup son agitation sembla changer de nature : il tressaillit, se retourna vivement et porta la main sur les branches d’un épais buisson de myrte rose qui masquait derrière lui un enfoncement obscur de la muraille. Ce rideau de verdure, qu’il entr’ouvrit convulsivement, ne cachait qu’une entrée de corridor dérobé, lequel, ne conduisant probablement qu’à des chambres de service, n’était pas indiqué à la circulation du public invité. Michel, étonné du mouvement de Magnani, jeta un regard sur ce couloir à peine éclairé d’une lampe pâlissante et dont l’extrémité se perdait dans les ténèbres. Il lui sembla qu’une forme blanche glissait dans ces ombres, mais si vague, qu’elle était presque insaisissable, et qu’on pouvait être abusé par un reflet de lumière plus vive, que l’écartement du buisson entr’ouvert aurait fait passer sur cette profondeur. Il voulut y pénétrer ; Magnani le retint en lui disant :

« Nous n’avons pas le droit d’épier ce qui se passe dans les parties voilées de ce sanctuaire. Mon premier mouvement de curiosité a été irréfléchi : j’avais cru entendre marcher légèrement auprès de moi… et j’ai rêvé, sans doute ! je m’imaginais voir remuer ce buisson. Mais c’est une illusion produite par la peur qui s’emparait de moi à l’idée que mon secret allait s’échapper de mes lèvres. Je te quitte, Michel ; ces épanchements sont dangereux, ils me troublent ; j’ai besoin de rentrer en moi-même et de laisser à la raison le temps de calmer les tempêtes soulevées dans mon sein par ta parole et ton exemple !… »

Magnani s’éloigna précipitamment, et Michel recommença à parcourir le bal. L’aveu de son jeune compagnon, pris d’amour insensé pour une grande dame, avait réveillé en lui une émotion dont il croyait avoir triomphé. Il erra autour des danses pour chercher à s’en distraire, car il sentait sa folie aussi dangereuse, pour le moment, que celle de Magnani. Bien des années devaient s’écouler encore avant qu’il pût se croire de niveau, par son génie, avec toutes les positions sociales : aussi se fit-il un amusement plein d’angoisses à regarder les plus jeunes danseuses, et à chercher en rêve, parmi elles, celle qu’un jour il pourrait regarder avec des yeux enflammés d’amour et d’audace. Probablement il ne la découvrit pas, car il attacha successivement sa fantaisie à plusieurs, et, comme dans ces sortes de châteaux en Espagne, on ne risque rien à être fort difficile, il ne cessa pas de chercher et de discuter avec lui-même le mérite comparé de ces jeunes beautés.

Mais, au milieu de ces aberrations de son cerveau, il vit passer tout à coup la princesse de Palmarosa. Attentif jusque-là à se tenir à une certaine distance des groupes dansants, et à circuler discrètement derrière les gradins de l’amphithéâtre, il se rapprocha involontairement ; et, quoique la foule ne fût pas assez compacte pour autoriser ou masquer sa présence, il se trouva presque aux premiers rangs parmi des personnes plus titrées ou plus riches les unes que les autres.

Cette fois, son instinct de fierté ne l’avertit point du péril de sa situation. Un invincible aimant l’attirait et le retenait : la princesse dansait.

Sans doute c’était pour la forme, par convenance, ou par obligeance, car elle ne faisait que marcher, et ne paraissait pas y prendre le moindre plaisir. Mais elle marchait mieux que les autres ne dansaient, et, sans songer à chercher aucune grâce, elle les avait toutes. Cette femme avait réellement un charme étrange qui s’insinuait comme un parfum subtil et finissait par tout dominer ou tout effacer autour d’elle. On eût dit d’une reine au milieu de sa cour, dans quelque royaume ou régnerait la perfection morale et physique.

C’était la chasteté des vierges célestes avec leur sérénité puissante, une pâleur qui n’avait rien d’exagéré ni de maladif, et qui proclamait l’absence d’émotions vives. On disait cette vie mystérieuse consacrée à une abstinence systématique ou à une indifférence exceptionnelle. Pourtant ce n’était point l’apparence d’une froide statue. La bonté animait son regard un peu distrait, et donnait à son faible sourire une suavité inexprimable.

Là, au feu de mille lumières, elle apparaissait à Michel tout autre qu’il ne l’avait vue dans la grotte de la Naïade, une heure auparavant, lorsqu’une étrange clarté ou sa propre imagination la lui avaient fait trouver un peu effrayante. Sa nonchalance était maintenant plus calme que mélancolique, plus habituelle que forcée. Elle avait repris juste assez de vie pour s’emparer du cœur et laisser les sens tranquilles.

XIV.

BARBAGALLO.

Si Michel eût pu détourner les yeux de l’objet de sa contemplation, il eût vu, à quelques pas de lui, son père faisant une partie de flageolet à l’orchestre. Pier-Angelo avait la passion de l’art, sous quelque forme qu’il pût se l’assimiler. Il aimait et devinait la musique, et jouait d’instinct de plusieurs instruments, à peu de chose près dans le ton et dans la mesure. Après avoir surveillé plusieurs détails de la fête qui lui avaient été confiés, n’ayant plus rien à faire, il n’avait pu résister au désir de se mêler aux musiciens, qui le connaissaient et qui s’amusaient de sa gaieté, de sa belle et bonne figure et de l’air enthousiaste avec lequel il faisait entendre, de temps en temps, une ritournelle criarde sur son instrument. Quand le ménétrier dont il avait pris la place revint de la buvette, Pier-Angelo s’empara des cymbales vacantes, et, à la fin du quadrille, il raclait avec délices les grosses cordes d’une contre-basse.

Il était surtout ravi de faire danser la princesse, qui, ayant aperçu sa tête chauve sur l’estrade de l’orchestre, lui avait envoyé de loin un sourire et un imperceptible signe d’amitié, que le bonhomme avait recueilli dans son cœur. Michel-Ange eût trouvé peut-être que son père se prodiguait trop au service de cette patronne chérie, et ne portait pas avec assez de sévérité sa dignité d’artisan. Mais, en ce moment, Michel, qui s’était cru distrait ou guéri du regard de la princesse Agathe, était si bien retombé sous le prestige, qu’il ne songeait plus qu’à en rencontrer un second.

L’unique toilette que, par un reste d’aristocratie incurable, il avait courageusement apportée sur ses épaules dans un sac de voyage, à travers les défilés de l’Etna, était à la mode et de bon goût. Sa figure était si noble et si belle, qu’il n’y avait certes rien à reprendre dans sa personne et dans sa tenue. Pourtant, depuis quelques minutes, sa présence, dans le cercle qui entourait immédiatement la princesse, importunait les yeux de maître Barbagallo, le majordome du palais.

Ce personnage, habituellement doux et humain, avait pourtant ses antipathies et ses moments d’indignation comique. Il avait reconnu du talent chez Michel ; mais l’air impatient de ce jeune homme lorsqu’il lui adressait quelques observations puériles, et le peu de respect qu’il avait paru éprouver pour son autorité, le lui avaient fait prendre en défiance et quasi en aversion. Dans ses idées, à lui qui avait fait une étude particulière des titres et des blasons, il n’y avait de noble que les nobles, et il confondait dans un dédain muet, mais invincible, toutes les autres classes de la société. Il était donc blessé et froissé de voir le fier palais de ses maîtres ouvert à ce qu’il appelait une cohue, à des commerçants, à des