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LE PICCININO.

hommes de loi, à des dames israélites, à des voyageurs suspects, à des étudiants, à de petits officiers, enfin à quiconque, pour une pièce d’or, pouvait s’arroger le droit de danser au quadrille de la princesse. Cette fête par souscription était une invention nouvelle, venue de l’étranger, et qui renversait toutes ses notions sur le décorum.

La retraite où la princesse avait toujours vécu avait aidé ce digne majordome à conserver toutes ses illusions et tous ses préjugés sur l’excellence des races ; voilà pourquoi, à mesure que la nuit avançait, il était de plus en plus triste, inquiet et morose. Il venait de voir la princesse promettre une contredanse à un jeune avocat qui avait eu l’audace de l’inviter, et, en regardant Michel-Ange Lavoratori la contempler de si près avec des yeux ravis, il se demanda si ce barbouilleur n’allait pas aussi se mettre sur les rangs pour danser avec elle.

« Le monde est renversé depuis vingt ans, je le vois bien, se disait-il ; si on eût donné un pareil bal ici, du temps du prince Dionigi, les choses se fussent passées autrement. Chaque société se fût tenue à l’écart des autres ; on eût formé divers groupes qui ne se fussent pas mêlés à leurs supérieurs ou à leurs inférieurs. Mais ici tous les rangs sont confondus, c’est un bazar, une saturnale !

« Mais, à propos, s’avisa-t-il de penser, que fait là ce petit peintre ? Il n’a pas payé, lui ; il n’a pas même le droit qu’on achète aujourd’hui, hélas ! à la porte du noble palais de Palmarosa. Il n’est admis ici que comme ouvrier. S’il veut jouer du tambourin à côté de son père ou veiller aux quinquets, qu’il se range d’où il est. Mais, à coup sûr, je rabattrai maintenant son petit amour-propre, et il aura beau trancher du grand peintre, je le renverrai à sa colle. C’est une petite leçon que je lui dois, puisque son vieux extravagant de père le gâte et ne sait pas le conduire. »

Armé de cette belle résolution, messire Barbagallo, qui n’osait lui-même approcher du cercle de la princesse, s’efforça d’attirer de loin l’attention de Michel, en lui faisant force signes, que celui-ci n’aperçut pas le moins du monde. Alors le majordome, voyant que la contredanse allait finir, et que la princesse ne pourrait manquer de voir le jeune Lavoratori ainsi installé cavalièrement sur son passage, se décida à en finir par un coup d’État. Il se glissa parmi les assistants comme un chien d’arrêt dans les blés, et, passant doucement son bras sous celui du jeune homme, il s’efforça de l’attirer à l’écart, sans esclandre et sans bruit.

Michel venait, en cet instant, de rencontrer ce regard de la princesse qu’il cherchait et attendait depuis si longtemps.

Ce regard l’avait électrisé, quoiqu’il lui parût voilé par un sentiment de prudence ; et, lorsqu’il se sentit prendre le bras, sans détourner la tête, sans daigner seulement savoir à qui il avait affaire, il repoussa d’un coup de coude énergique la main indiscrète qui s’attachait à lui.

« Maître Michel, que faites-vous ici ? lui dit à l’oreille le majordome indigné.

― Que vous importe ? répondit-il en lui tournant le dos et haussant les épaules.

― Vous ne devez pas être ici, reprit Barbagallo prêt à perdre patience, mais se contenant assez pour parler bas.

― Vous y êtes bien, vous ! répondit Michel en le regardant avec des yeux enflammés de colère, espérant s’en débarrasser par l’intimidation. »

Mais Barbagallo avait sa bravoure à lui ; il se fût laissé cracher au visage plutôt que de manquer d’un iota à ce qu’il regardait comme son devoir.

« Moi, Monsieur, dit-il, je fais mon service ; allez faire le vôtre. Je suis fâché de vous contrarier ; mais il faut que chacun se tienne à sa place. Oh ! ne faites pas l’insolent ! Où est votre carte d’entrée ? Vous n’avez pas de carte d’entrée, je le sais. Si l’on vous a permis de voir la fête, c’est apparemment à condition que vous veillerez au service comme votre père, au buffet, au luminaire… voyons, de quoi vous a-t-on chargé ? Allez trouver le maître d’hôtel du palais pour qu’il vous emploie, et, s’il n’a plus besoin de vous, allez-vous-en, au lieu de regarder les dames sous le nez. »

Maître Barbagallo parlait toujours assez bas pour n’être entendu que de Michel ; mais ses yeux courroucés et sa gesticulation convulsive en disaient assez, et déjà l’attention se fixait sur eux. Michel était bien résolu à se retirer, car il sentait qu’il n’avait aucun moyen de résister à la consigne. Frapper un vieillard lui faisait dégoût, et pourtant jamais il ne sentit le sang populaire lui démanger plus fort au creux de la main. Il eût cédé en souriant à une impertinence tournée poliment ; mais, ne sachant que faire pour sauver sa dignité de cette ridicule atteinte, il crut qu’il allait mourir de rage et de honte.

Barbagallo menaçait déjà, à demi-voix, d’appeler main-forte pour vaincre sa résistance. Les personnes qui les serraient de près regardaient d’un air de surprise railleuse ce jeune homme inconnu aux prises avec le majordome du palais. Les dames froissaient leurs atours, en se rejetant sur la foule environnante, pour s’éloigner de lui. Elles pensaient que c’était peut-être quelque filou qui s’était introduit dans le bal, ou quelque intrigant audacieux qui allait faire un esclandre.

Mais au moment où le pauvre Michel allait tomber évanoui de colère et de douleur, car le sang bourdonnait déjà dans ses oreilles et ses jambes fléchissaient, un faible cri, qui partit à deux pas de lui, ramena tout le sang vers son cœur. Ce cri, il l’avait déjà entendu, à ce qu’il lui semblait, mêlé de douleur, de surprise et de tendresse, au milieu de son sommeil, le soir de son arrivée au palais. Par un instinct de confiance et d’espoir qu’il ne put s’expliquer à lui-même, il se retourna vers cette voix amie et s’élança au hasard comme pour chercher un refuge dans le sein qui l’exhalait. Tout à coup il se trouva auprès de la princesse, et sa main dans la sienne, qui tremblait en la serrant avec force. Ce mouvement et cette émotion mutuelle furent aussi rapides que le passage d’un éclair. Les spectateurs étonnés s’ouvrirent devant la princesse, qui traversa la salle, appuyée sur Michel, laissant là son danseur au milieu de son salut final, l’intendant effaré, qui eût voulu se cacher sous terre, et les assistants qui riaient de la surprise du bonhomme et jugeaient que Michel était quelque jeune étranger de distinction nouvellement arrivé à Catane, envers qui la princesse se hâtait de réparer délicatement, et sans explication inutile, la bévue de son majordome.

Quand madame Agathe fut arrivée au bas du grand escalier, où il y avait peu de monde, elle avait repris tout son calme ; mais Michel tremblait plus que jamais.

« Sans doute elle va me mettre elle-même à la porte, pensait-il, sans que personne puisse comprendre son intention. Elle est trop grande et trop bonne pour ne pas me soustraire aux insultes de ses laquais et au mépris de ses hôtes ; mais l’avis qu’elle va me donner n’en sera pas moins mortel. Ici peut-être finit tout mon avenir, et le naufrage de la vie que j’ai rêvée est là sur le seuil de son palais. »

« Michel-Ange Lavoratori, dit la princesse en approchant son bouquet de son visage, pour étouffer le son de sa voix qui eût pu frapper quelque oreille ouverte à la curiosité, j’ai reconnu aujourd’hui que tu étais un artiste véritable et qu’un noble avenir s’ouvrait devant toi. Encore quelques années d’un travail sérieux, et tu peux devenir un maître. Alors le monde t’admettra comme tu mérites dès à présent de l’être, car celui qui n’a encore que des espérances fondées de gloire personnelle, est au moins l’égal de ceux qui n’ont que le souvenir de la gloire de leurs aïeux.

« Dis-moi pourtant si tu es pressé de débuter dans ce monde que tu viens de voir et dont tu peux déjà pressentir l’esprit. Pour que cela soit, je n’ai qu’une parole à dire, qu’un geste à faire. Tout ce qu’il y a ici de connaisseurs ont remarqué tes figures et m’ont demandé ton nom, ton âge et tes antécédents. Je n’ai qu’à te présenter à mes amis, à te proclamer artiste, et dès aujourd’hui tu seras considéré comme tel, et suffisamment