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LE PICCININO.

espéré. Ses paroles et son émotion m’étaient si douloureuses, que je ne songeais point à fuir. Cependant, si elle eût sonné, et si quelqu’un fût venu, on m’eût traité peut-être comme un malfaiteur. Mais elle s’arrêta, et ce qui se peignit sur son visage m’éclaira en un instant sur son véritable caractère.

« C’était un mélange de méfiance maladive et de bonté compatissante. Elle avait été si malheureuse dans sa première jeunesse, à ce qu’on dit ! Elle ne pouvait ignorer, du moins, l’atroce caractère de son père. Elle avait peut-être assisté à quelque meurtre dans son enfance. Qui sait quelles scènes de violence et d’épouvante ont caché les murailles épaisses de cette muette demeure ? Il n’y avait rien d’impossible à ce qu’il lui en fût resté quelque maladie morale dont je venais de voir un accès ; et, pourtant, que de douceur exprimait son regard, lorsqu’elle quitta le cordon de sa sonnette, vaincue apparemment par mon humble attitude et la tristesse qui m’accablait !

― Vous êtes entré ici par hasard, n’est-ce pas ? me dit-elle. Vous ne saviez pas que j’ai le caprice de ne pas aimer les nouveaux visages… ; ou bien, si vous le saviez, vous avez eu le courage d’enfreindre ma défense, parce que vous avez éprouvé quelque malheur que je puis adoucir ? Je vous ai vu quelque part, j’ai un vague souvenir de vos traits… Votre nom ?

― Antonio Magnani. Mon père travaille ici quelquefois.

― Je le connais ; il a quelque aisance. Est-il donc malade ? endetté ?

― Non, Madame, répondis-je ; je ne demande point l’aumône, quoique vous soyez la seule personne au monde de qui je l’accepterais peut-être sans rougir. J’ai désiré depuis longtemps vous voir, non pour vous implorer, mais pour vous bénir. Vous avez sauvé ma mère, vous me l’avez guérie ; vous vous êtes courbée sur son chevet, vous m’avez rendu l’espoir et à elle la vie… Cela est certain ! vous ne vous en souvenez certainement pas ; mais moi je ne l’oublierai jamais. Que Dieu vous rende le bien que vous m’avez fait ! Voilà tout ce que je voulais dire à Votre Altesse, et, à présent, je me retire, en la suppliant de ne gronder personne, car toute la faute vient de moi seul.

― Et je ne dirai à personne que, malgré mes ordres, vous êtes entré dans ma maison, reprit-elle. Votre maître et votre père vous en blâmeraient. Ne dites pas non plus, par conséquent, que vous m’avez vue si effrayée devant vous. On dirait que je suis folle, on le dit déjà, je crois, et je n’aime pas beaucoup qu’on parle de moi. Quant à vos remerciements, je ne les mérite pas. Vous vous êtes trompé, je n’ai jamais rien fait pour vous, mon enfant.

― Oh ! je ne me trompe pas, Madame ; je vous aurais reconnue entre mille. Le cœur a des instincts plus profonds et plus sûrs que les sens. Vous ne voulez pas qu’on devine vos bienfaits ; aussi ce n’est pas de cela que je vous parle. Je ne songe pas à vous remercier d’avoir payé le médecin : non, vous êtes riche, donner vous est facile. Mais vous n’êtes pas obligée d’aimer et de plaindre ceux que vous assistez. Pourtant vous m’avez plaint en me voyant pleurer à la porte de la maison où ma mère agonisait, et vous avez aimé ma mère en vous penchant vers son lit de douleur…

― Mais, mon enfant, je vous répète que je ne connais pas votre mère.

― C’est possible ; mais vous saviez qu’elle était malade, vous avez voulu la voir, et la charité était dans votre âme, ardente à ce moment-là, puisque votre regard, votre voix, votre main, votre souffle, l’ont guérie avec la soudaineté du miracle. Ma mère l’a senti, elle s’en souvient ; elle croit que c’est un ange qui lui est apparu ; elle vous adresse ses prières, parce qu’elle croit que vous êtes dans le ciel. Mais moi, je savais bien que je vous trouverais sur la terre, et que je pourrais vous remercier.

« La physionomie froide et contenue de madame Agathe s’était attendrie comme involontairement. Elle s’éclaira un instant d’un chaud rayon de sympathie, et je vis qu’un trésor de bonté luttait encore dans cette âme souffrante contre je ne sais quelle misanthropie douloureuse. ― Allons ! dit-elle avec un sourire divin, je vois, du moins, que tu es un bon fils, et que tu adores ta mère. Fasse le ciel qu’en effet je lui aie porté bonheur ! mais je crois que c’est Dieu seul qui mérite des actions de grâces. Remercie-le et adore-le, mon enfant, il n’y a que lui qui connaisse et soulage certaines douleurs, car les hommes ne peuvent pas grand’chose les uns pour les autres. Quel âge as-tu ?

« J’avais alors vingt ans. Elle écouta ma réponse, et, me regardant, comme si elle n’avait pas encore fait attention à mes traits : ― C’est vrai, dit-elle, vous êtes moins jeune que je ne croyais. Tu peux revenir travailler ici quand tu voudras. Me voici habituée à ta figure, elle ne m’effraiera plus ; mais, une autre fois, ne me réveille pas en sursaut en frappant ainsi à mes oreilles, car j’ai le réveil triste et peureux. C’est ma maladie !

« En disant ces mots, et, tandis qu’elle me suivait des yeux jusqu’à la porte, ses yeux exprimaient cette pensée intérieure : « Je ne t’offre pas mon assistance dans la vie, mais je veillerai sur toi, comme sur tant d’autres, et je saurai te servir à ton insu ; et je m’arrangerai de manière à ne plus entendre tes remerciements. »

« Oui, Michel, voilà ce que disait cette figure à la fois angélique et froide, maternelle et insensible ; énigme fatale, que je n’ai pu sonder davantage, et que je devine aujourd’hui moins que jamais ! »

XVII.

LE CYCLAMEN.

Magnani ne parlait plus, et Michel ne songeait plus à l’interroger. Enfin, ce dernier, revenant à lui-même, demanda à son ami la fin de son histoire.

― Mon histoire est terminée, répondit le jeune artisan. Depuis ce jour-là, j’ai été admis comme ouvrier au palais. J’ai souvent aperçu la princesse, et je ne lui ai jamais parlé.

― Et d’où vient donc que tu l’aimes ? car, enfin, tu ne la connais pas ? tu ne sais pas le fond de sa pensée ?

― Je croyais la deviner. Mais, depuis huit jours qu’elle semble vouloir tout à coup sortir de sa tombe, ouvrir sa maison, se lancer dans la vie du monde, depuis aujourd’hui surtout qu’elle se répand et se communique aux gens de notre classe avec des paroles bienveillantes et des invitations libérales (car j’ai entendu la conversation que tu as eue sur le grand escalier avec elle et le marquis de la Serra ; j’étais là, tout près de vous), je ne sais plus que penser d’elle. Oui, naguère encore, je croyais avoir deviné son caractère. Deux fois par an, au printemps et à l’automne, j’entrais ici avec les ouvriers, je la voyais de temps en temps passer, à pas lents, l’air distrait, mélancolique, et pourtant calme. Si, parfois, elle semblait abattue et souffrante, la sérénité de son regard n’en était point troublée. Elle nous saluait collectivement avec une politesse plus grande que ne l’observent ordinairement les personnes de son rang à notre égard. Quelquefois elle accordait au maître tapissier ou à mon père un ou deux mots d’une bienveillance sans morgue, mais sans chaleur. Elle semblait éprouver un respect instinctif pour leur âge. J’étais le seul ouvrier jeune, admis chez elle, mais elle n’a jamais paru faire la moindre attention à moi. Elle n’évitait pas mes regards, elle les rencontrait sans les voir.

« Dans de certains moments j’ai remarqué pourtant qu’elle voyait beaucoup plus de choses qu’elle n’en avait l’air, et que des gens qui se plaignaient, sans qu’elle parût les entendre, obtenaient justice ou assistance aussitôt, sans savoir quelle était la main mystérieuse étendue sur eux.

« C’est qu’elle cache sa charité immense comme les autres cachent leur égoïsme honteux. Et tu me demandes comment il se fait que je l’aime ! Sa vertu m’enthousiasme, et le muet désespoir qui semble l’opprimer m’inspire une compassion tendre et profonde. Admirer et plaindre, n’est-ce pas adorer ? Les païens, qui ont laissé