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LE PICCININO.

tant d’obstacles d’un seul bond, que le temps ne peut plus lui servir de mesure, surtout dans le premier sommeil.

Michel fit un rêve étrange. Une femme entrait doucement dans la grotte, elle s’approchait de lui, elle se penchait sur son visage, elle le contemplait longtemps ; il sentait sa respiration embaumée caresser son front, il croyait sentir aussi la chaleur de son regard attaché sur lui avec passion. Mais il ne pouvait la voir, il faisait nuit dans la grotte, et, d’ailleurs, il lui était impossible de soulever ses paupières appesanties ; mais c’était Agathe : le sein de Michel, embrasé par la présence de cette femme, le lui disait assez.

Enfin, comme il essayait de s’éveiller pour lui parler, elle posa ses lèvres fraîches et douces sur son front, et y imprima un baiser si long, mais si léger, qu’il ne trouva pas la force d’y répondre, vaincu qu’il était par la joie, et en même temps par la crainte que ce ne fût un rêve.

« Mais c’est un rêve en effet, hélas ! ce n’est qu’un rêve. » se disait-il tout en dormant ; et pourtant, la crainte de s’éveiller fit qu’il s’éveilla. C’est ainsi que, dans le sommeil, le désir instinctif et violent de prolonger l’illusion la fait envoler plus vite.

Mais quel rêve étrange et obstiné ! Michel, les yeux ouverts, et à demi soulevé sur son bras tremblant, vit et entendit fuir cette femme. Le rideau qui ornait l’entrée de la grotte étant baissé, il ne put distinguer qu’une forme vague ; il sentit le frôlement d’une robe de soie ; le rideau s’entr’ouvrit et se referma si vite qu’il lui sembla que le fantôme le traversait, sans y toucher.

Il fit un mouvement pour le suivre ; mais tout son sang refluait vers son cœur avec tant de violence qu’il ne put se soutenir, et, forcé de retomber sur le divan, ce ne fut qu’au bout d’une minute environ qu’il put se précipiter vers la portière de velours bleu qui le séparait de la salle.

Il l’entr’ouvrit d’une main convulsive, et se trouva en face de son père, qui lui dit d’un air riant et tranquille : « Il me paraît que nous avons fait un somme, enfant ? Maintenant, tout est rangé, allons-nous-en voir si la petite Mila est éveillée chez nous.

― Mila ? s’écria Michel, Mila est-elle ici, mon père ?

― Il se pourrait bien qu’elle ne fût pas loin, répondit le vieillard. Je parie qu’elle n’a pas fermé l’œil de la nuit ; elle avait tant d’envie de venir voir le bal ! Mais je lui avais défendu de sortir avant qu’il fît grand jour.

― Il fait grand jour, en effet, dit Michel, et Mila doit être ici ! Mon père, dites-moi, une femme, ma sœur, peut-être, vient d’entrer dans la grotte ?

― Tu as rêvé cela ? je n’ai vu personne. Il est vrai que je n’ai pas eu les yeux toujours attachés de ce côté, et que j’ai vu rôder dehors des jupons bariolés qui m’annoncent que de jeunes curieuses ont pénétré dans les jardins. Mila serait-elle entrée jusqu’ici pendant que j’avais le dos tourné ?

― Mais, à l’instant même, mon père, comme vous approchiez de ce rideau, quelqu’un en sortait, une femme… j’en suis certain !

― Pour le coup, tu divagues, car je n’ai vu que mon ombre sur ce rideau. Allons, tu as besoin d’un bon somme, rentrons. Voici la dernière porte qui va se fermer. Si ta sœur est par là, nous la retrouverons bien. »

Michel s’apprêta à suivre son père ; mais quelque chose qu’il vit briller dans la grotte, au moment de s’en éloigner, l’engagea à y jeter un dernier regard. Était-ce une étincelle tombée sur le tapis, auprès du divan ? Il se baissa : c’était un bijou qu’il examina au jour après l’avoir ramassé. C’était le médaillon d’or entouré de brillants et orné du chiffre de la princesse, que celle-ci avait donné à Mila. Il l’ouvrit pour bien s’assurer que c’était le même. Il y reconnut une mèche de ses propres cheveux.

« Je savais bien que Mila était entrée dans la grotte, dit-il à son père en s’avançant vers le jardin ; elle m’a donné un baiser qui m’a réveillé.

― Apparemment, Mila est entrée dans la grotte, répéta Pier-Angelo avec insouciance. Mais je ne l’ai point vue. »

Au même instant, Mila sortit d’un massif de magnolias, et s’avança en riant et en sautant au-devant de son père, qu’elle embrassa tendrement ainsi que Michel.

« Il est bien temps de venir vous reposer, dit-elle ; je venais vous dire que votre déjeuner vous attend. J’étais impatiente de vous revoir ! Êtes-vous bien fatigué, pauvre père ?

― Pas du tout, répondit le bonhomme, je suis habitué à ces choses-là, et une nuit blanche n’est que plaisir quand on soupe jusqu’au matin. Ton déjeuner aura tort, Mila ; mais voici ton frère qui dort debout. Allons, enfants ! sortons, voilà qu’on ferme aussi les grilles du jardin. »

Mais, au lieu de continuer à fermer les grilles, les portiers du palais se mirent à les rouvrir toutes grandes, et Michel vit entrer une procession de moines de divers ordres, portant tous des besaces et des escarcelles : c’étaient les frères quêteurs de tous les ordres mendiants, qui ont de nombreux établissements à Catane et dans les environs. Ils venaient faire leur ronde et recueillir les restes de la fête pour leurs couvents respectifs. Il en passa lentement une quarantaine ; la plupart avaient un âne pour emporter le produit de leur quête. Leur attitude obséquieuse et leur démarche solennelle, lorsqu’ils franchirent la grille, escortés de leurs baudets, hôtes étranges d’une matinée de bal, avaient quelque chose de si imprévu et de si comique, que Michel, distrait de son émotion, eut beaucoup de peine à s’empêcher de rire.

Mais, à peine ces capucins furent-ils entrés dans le jardin, que, rompant leurs rangs, et secouant leur mine empesée et discrète, ils se mirent à courir vers la salle de bal, qui poussant son voisin pour le devancer, qui battant son âne pour le faire marcher plus vite, tous se hâtant, se disputant la place, et laissant voir leur convoitise et leur jalousie. Ils se répandirent dans la salle de bal, dont ils forcèrent presque les portes fragiles, et tentèrent de monter le grand escalier du péristyle, ou de s’introduire dans les cuisines. Mais le maître d’hôtel et ses officiers, préparés à l’assaut, et connaissant leurs allures, avaient barricadé avec soin toutes les issues, et apportèrent leur pitance, qui fut distribuée avec autant d’impartialité que possible. C’étaient des plats de viande, des restes de pâtisserie, des cruches de vin, et jusqu’à des débris de verres et de porcelaines qui s’étaient brisés durant le service, et que les bons frères recueillaient avec soin et raccommodaient ensuite avec art pour en orner leurs buffets ou les revendre aux amateurs. Ils se disputaient le butin avec peu de discrétion, et reprochaient aux domestiques de ne pas leur donner tout ce qui leur revenait de droit, de traiter l’un mieux que l’autre, de manquer de respect au saint patron du couvent. Ils les menaçaient même des infirmités que ces saints étaient réputés guérir spécialement quand on se les rendait favorables.

« Fi ! le pauvre jambon que tu me donnes ! s’écriait l’un. Tu es déjà sourd d’une oreille, tu peux bien compter qu’avant peu l’autre n’entendra pas le tonnerre.

― Voici une bouteille à moitié vide, criait l’autre. Il ne sera pas fait de prières pour toi chez nous, et tu ne guériras jamais de la pierre, si tu prends cette vilaine maladie. »

D’autres mendiaient gaiement avec des lazzis qui faisaient rire les distributeurs, et montraient tant d’esprit et de bonhomie que les valets leur glissaient de meilleures parts en cachette des autres frères.

Michel avait vu à Rome de beaux capucins, parfumés sous leur froc, et traînant avec une solennité poétique leurs sandales tout auprès de la pantoufle sacrée du saint-père. Les pauvres moines de Sicile lui parurent bien malpropres, bien grotesques et tant soit peu cyniques, lorsqu’ils s’abattirent, comme une nuée de corbeaux avides et de pies babillardes, sur les miettes de ce festin. Cependant, quelques-uns lui plurent par leur physionomie hardie et intelligente. C’était encore le peuple sicilien sous la bure du cloître, noble race que le joug fait plier et ne peut jamais rompre.

Le jeune artiste était rentré dans la salle de bal pour assister à ce curieux spectacle, et il en observait les in-