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LE PICCININO.

clara que, dans un cas semblable, l’enlèvement de l’abbé Ninfo lui paraissait une précaution bien tardive, et sa propre intervention une peine et une dépense inutiles.

La princesse Agathe n’avait pas été pour rien horriblement malheureuse. Elle avait appris à connaître les ruses des passions cachées ; et l’habileté qu’elle n’eût point puisée dans son âme simple et droite, elle l’avait acquise à ses dépens dans ses relations avec des natures tout opposées à la sienne. Elle pressentit donc bien vite que les scrupules du capitaine étaient joués, et qu’il avait un motif secret qu’il fallait deviner.

« Monsieur le capitaine, lui dit-elle, si vous jugez ainsi ma position, nous devons en rester là ; car je vous ai fait demander de vous voir, beaucoup plus pour avoir vos conseils que pour vous faire part de mes idées. Cependant, veuillez écouter des éclaircissements qu’il n’était pas au pouvoir de Fra-Angelo de vous donner.

« Mon oncle le cardinal a fait un testament où il me constitue son héritière universelle, et il n’y a pas plus de dix jours que, se rendant de Catane à sa villa de Ficarazzi, où il est maintenant, il s’est détourné de son chemin pour me faire une visite à laquelle je ne m’attendais pas. J’ai trouvé mon oncle dans la même situation physique où je l’avais vu peu avant à Catane ; c’est-à-dire impotent, sourd, et ne pouvant parler assez distinctement pour se faire comprendre sans l’aide de l’abbé Ninfo, qui connaît ou devine ses intentions avec une rare sagacité… à moins qu’il ne les interprète ou ne les traduise avec une impudence sans bornes ! Néanmoins, dans cette occasion, l’abbé Ninfo me parut suivre, de tous points, les volontés de mon oncle ; car le but de cette visite était de me montrer le testament, et de me faire savoir que les affaires du cardinal étaient en règle.

― Qui vous montra ce testament, signora ? dit le Piccinino ; car Son Éminence ne peut faire le moindre mouvement du bras ni de la main ?

― Patience, capitaine, je n’omettrai aucun détail. Le docteur Recuperati, médecin du cardinal, était porteur du testament, et je compris suffisamment aux regards et à l’agitation de mon oncle, qu’il ne voulait point que cet acte sortit de ses mains. Deux ou trois fois, l’abbé Ninfo s’avança pour le prendre, sous prétexte de me le présenter, et mon oncle fit briller ses yeux terribles, en rugissant comme un lion mourant. Le docteur remit le testament dans son portefeuille, et me dit : « Que Votre Seigneurie ne partage point l’inquiétude de Son Éminence. Quelle que soit l’estime et la confiance que doit nous inspirer M. l’abbé Ninfo, ce papier étant confié à ma garde, nul autre que moi, fût-ce le pape ou le roi, ne touchera à un acte si important pour vous. » Le docteur Recuperati est un homme d’honneur, incorruptible, et d’une fermeté rigide dans les grandes occasions.

― Oui, Madame, dit le bandit, mais il est stupide, et l’abbé Ninfo ne l’est point.

― Je sais fort bien que l’abbé Ninfo est assez audacieux pour inventer je ne sais quelle fable et faire tomber le bon docteur dans un piége grossier. Voilà pourquoi je vous ai prié, capitaine, d’éloigner pour un temps cet intrigant détestable.

― Je le ferai, s’il n’est pas trop tard ; car je ne voudrais pas risquer mes os pour rien, et surtout compromettre ma réputation de talent à laquelle je tiens plus qu’à ma vie. Mais, encore une fois, croyez-vous, Madame, qu’il soit encore temps de s’aviser d’un expédient semblable ?

― S’il n’est plus temps, capitaine, c’est depuis deux heures seulement, répondit Agathe en le regardant avec attention ; car, il y a deux heures, j’ai rendu visite à mon oncle, et le docteur, sur un signe de lui, m’a montré encore une fois cet acte, en présence de l’abbé Ninfo.

― Et c’était bien le même ?

― C’était parfaitement le même.

― Il n’y avait pas un codicille en faveur de l’abbé Ninfo ?

― Il n’y avait pas un mot d’ajouté ou de changé. L’abbé lui-même, qui affecte platement d’être dans mes intérêts, et dont chaque regard louche semble me dire :

« Vous aurez à me payer mon zèle, » a insisté pour que je relise l’acte avec attention.

― Et vous l’avez fait ?

― Je l’ai fait. »

Le Piccinino, voyant l’aplomb et la sécurité d’esprit de la princesse, commença à prendre une plus haute idée de son mérite ; car, jusque là, il n’avait vu en elle qu’une femme gracieuse et séduisante.

« Je suis fort satisfait de ces explications, dit-il ; mais, avant que j’agisse, il m’en faut encore quelques-unes. Êtes-vous bien sûre, Madame, que, depuis les deux heures qui se sont écoulées, l’abbé Ninfo n’ait pas pris le docteur Recuperati à la gorge pour lui arracher ce papier ?

― Comment puis-je le savoir, capitaine ? vous seul pourrez me l’apprendre, quand vous aurez bien voulu commencer votre enquête secrète. Cependant le docteur est un homme robuste et courageux, et sa simplicité n’irait pas jusqu’à se laisser dépouiller par un homme frêle et lâche comme l’abbé Ninfo.

― Mais qui empêcherait le Ninfo, qui est un roué de premier ordre, et qui a des accointances avec ce qu’il y a de plus perverti dans la contrée, d’avoir été chercher un bravo, qui, pour une récompense honnête, aurait guetté et assassiné le docteur… ou bien qui serait tout prêt à le faire ? »

La manière dont le Piccinino présenta cette objection fit tressaillir les trois personnes qui l’écoutaient. « Malheureux docteur ! s’écria la princesse en pâlissant, ce crime aurait donc été résolu ou consommé ? Au nom du ciel, expliquez-vous, monsieur le capitaine !

― Rassurez-vous, Madame, ce crime n’a pas été commis ; mais il aurait déjà pu l’être, car il a été résolu.

― En ce cas, Monsieur, dit la princesse en saisissant les deux mains du bandit dans ses mains suppliantes, partez à l’instant même. Préservez les jours d’un honnête homme, et assurez-vous de la personne d’un scélérat, capable de tous les crimes.

― Et si, dans ce conflit, le testament tombe entre mes mains ? dit le bandit en se levant, sans quitter les mains de la princesse, dont il s’était emparé avec force dès qu’elles avaient touché les siennes.

― Le testament, monsieur le capitaine ? répondit-elle avec énergie. Et que m’importe une moitié de ma fortune, quand il s’agit de sauver des victimes du poignard des assassins ? Le testament deviendra ce qu’il pourra. Emparez-vous du monstre qui le convoite. Ah ! si je croyais apaiser ses ressentiments en le lui laissant, il y a longtemps qu’il pourrait s’en regarder comme le tranquille possesseur !

― Mais si j’en deviens possesseur, moi ! dit l’aventurier en attachant ses yeux de lynx sur ceux d’Agathe, cela ne ferait pas le compte de l’abbé Ninfo, qui sait fort bien que Son Éminence est hors d’état d’en faire, ou seulement d’en dicter un autre. Mais vous, Madame, qui avez eu l’imprudence de m’apprendre ce que j’ignorais, vous qui venez de me faire savoir à quel grotesque gardien une pièce si importante est confiée, serez-vous bien tranquille ? »

Il y avait déjà longtemps que la princesse avait compris que le bandit n’agirait point sans voir la possibilité de s’emparer du testament à son profit. Elle avait des raisons majeures pour être prête à lui en faire le sacrifice et à transiger sans regret avec lui pour des sommes immenses, lorsqu’il en viendrait à lui vendre la restitution de son titre ; car tout le monde savait, et le bandit n’ignorait probablement pas, lui qui semblait avoir si bien étudié l’affaire d’avance, qu’il existait dans les mains d’un notaire un acte antérieur qui déshéritait Agathe au profit d’une parente éloignée. Dans une phase de haine et de ressentiment contre sa nièce, le cardinal avait fait ce premier testament et l’avait dit très-haut. Il est vrai que, se voyant malade, et recevant d’elle des marques de déférence sincères, il avait changé ses dispositions. Mais il avait toujours voulu laisser subsister l’acte antérieur, au cas où il lui plairait d’anéantir le nouveau. Quand les méchants ont un bon mouvement, ils laissent